Institut Français d'Afrique Noire. Centre de Guinée, Conakry, 1950, no. 7, pp. 3-66
Les Fulakunda parlent un dialecte peul bien conservé chez les Fulakunda de Guinée portugaise et de Casamance. Les Fulakunda de Guinée française sont aujourd'hui habitués à parler fréquemment le dialecte peul du Fuuta Djalon (dont ils appellent les habitants Pullo Fuuta), et, même entre eux, ils émaillent souvent leurs conversations de mots empruntés au dialecte du Futa.
Mais si les Fulakunda savent parler le fula du Futa, la réciproque n'est pas vraie, et lorsque des Fulakunda veulent parler entre eux sans être compris de Fula présents, ils y parviennent fort bien.
En effet, les modifications dialectales existant entre les parlers fulakunda et fula sont importantes. Malheureusement, le fulakunda n'est pour ainsi dire pas connu 1. Tous les hommes savent parler le fula. Le fulakunda se perd, et les hommes mêmes entre eux, sans Fula, parlent fula : mais les femmes et les enfants ne parlent encore que le fulakunda : ils sont un élément conservateur parce qu'ils ont moins de contacts avec les Fula : ils n'ont pas besoin de savoir parler fula.
Les Fulakunda différencient les Deddi (sing. deddol), les Taali (sing. taalol) et les Tindi (sing. tindol).
Les deddi sont des devinettes ; les tindi, qui correspondent à peu près à nos légendes, sont considérées par les Fulakunda comme des récits d'aventure ayant eu lieu dans l'antiquité. Ils comportent une part de vérité plus grande que les taali dont on ne sait jamais s'ils ne sont pas que fiction !
Tali et deddi se racontent la nuit. Qui le fait en plein jour s'expose à perdre un proche parent : père, mère, frère ou soeur. Les tindi peuvent être racontés à n'importe quelle heure. Il y est généralement question de rivalités, de :guerres à propos de religion de boeufs ou de femmes ; ce que les Fulakunda appellent : « des histoires d'amour propre ». Au sujet des guerres saintes dont il est souvent question dans les tindi que m'ont raconté mes informateurs, un de ceux-ci m'a dit :
« Si les Fulakunda du Badyar sont aujourd'hui musulmans depuis quelques années seulement, avant de se disperser hors du Macina, tous les Peuls étaient, musulmans ou censés l'être. Partis du Macina, ils sont redevenus fétichistes, mais Ils ont gardé dans leurs traditions, dans leurs légendes, le souvenir d'ancêtres musulmans »
A côté d'hommes et d'animaux, il y a parmi les personnages des contes, des personnages surnaturels.
Les dyina (on dit aussi au pays fulakunda dyinhere) sont des génies bien connus en A.O.F. Leur nom vient de l'arabe djinn, qui a des équivalents en bambara, en sonray, en malinké, etc... Il existe de nombreux dyina : dyina d'eau, dyina de montagne, dyina de forêt, dyina de brousse, dyina de grands fleuves comme le Koli ou la Kuluntu ; il y a des hommes-dyina, des femmes-dyina, des enfants-dyina. Mais s'ils ont quelquefois l'aspect humain, les dyina sont le plus souvent pensés sous forme de serpents : ainsi dit-on des hommes, des femmes ou des humains qui sont en rapport avec les dyina « Bangani boddyi : il a volé un serpent ».
Il y a de bons dyina, qui habitent les rivières ou les montagnes, et de mauvais qu, habitent surtout les grandes forêts : s'il arrive à un homme d'apprendre où ils habitent, il ne fera plus de bonnes récoltes. Les dyina se cachent des hommes, autant que les hommes des dyina.
Si un dyina vous a donné ses richesses, elles sont à vous. Si vous le volez et que vous cachez seulement ses biens, il vous rendra malade et, pour guérir, vous obligera à restituer, ou vos parents vous y obligeront. Mais si quelqu'un lui dérobe sur la montagne, à la rizière, ou dans la forêt, son or, son argent, ses boeufs ou ses moutons, à peine avez-vous fini d'avaler ce que vous volez qu'il vous tue, à moins que vous même ne l'ayez auparavant tué. On peut aussi le tromper :
— Vous volez sa fortune et vous allez immédiatement vous raser les cheveux et vous mettre des cendres sur la tête. Il ne vous reconnaît pas.
Quelques uns voient les dyina sans être vus d'eux, en se cachant. Mais tout le monde n'est pas capable de cela. Celui qui voit un dyina fait avec lui un contrat : l'homme s'engage à donner au génie un de ses parents (femme, enfant, etc ... ) ou plusieurs (un chaque année), si le génie lui procure la richesse (boeufs, récoltes ou argent). Pour encourager le dyina à donner plus qu'il n'a promis, on peut lui offrir en sacrifice des kolas, du lait caillé ou frais, un mouton, une chèvre ou un boeuf.
Seul peut voir un dyina celui qui a des yeux invisibles qui voient le jour ce qui est caché aux yeux normaux, et voient aussi la nuit. Qui est doté de ce pouvoir ne le dit pas, de peur d'être tué par des êtres immatériels malfaisants ou par des magiciens. S'il est très brave, il interdira à ces êtres malfaisants : génies ou sorciers (j'appelle sorcier le magicien qui utilise son pouvoir à faire le mal), de faire le mal aux autres hommes.
Celui qui peut voir les dyina et est d'accord avec l'un d'eux peut tout savoir, par exemple étant à Saareɓoyɗo il sait ce qui se passe au même moment à Dakar ou ailleurs.
On naît avec ce pouvoir. Quelquefois des vieux se rendent compte qu'un enfant le possède et parviennent à lui « fermer la vision ». En principe tous les enfants « voient », mais quelques uns seulement gardent ce pouvoir, hommes ou femmes. Il n'y a pas d'enfants sorciers : les enfants voient, mais ne sont pas malfaisants. Parmi les adultes il y a plus de sorcières que de sorciers.
Les « voyants » ou devins sont le plus souvent des hommes. Ils sont maintenant rares, ayant été supplantés par les marabouts. Il en reste cependant quelques uns parmi les vieux Fulakunda restés animistes dans la région d'Akadasso. Les marabouts, qui sont le plus souvent malinké, toucouleur, bambara ou sarankolé, lisent l'avenir dans les cauris, ou les points dessinés sur le sable, ou encore dans le Coran.
Les visions non provoquées et non rémunérées (c'est-à-dire non à demande d'un client) sont les plus exactes. Les voyants « professionnels » se trompent plus souvent dans leurs prédictions.
Voici quelques exemples de ces visions spontanées.
En 1936 l'oncle de mon informateur se reposait sous un manguier à Sambayillo en compagnie d'autres hommes. Un vieillard vint s'asseoir parmi eux. Quand l'oncle s'en alla, le vieillard annonça qu'il ne lui restait plus que trente-six jours à vivre. Quand l'oncle mourut, trente-six jours plus tard, les témoins remarquèrent la justesse de la prophétie.
Une autre fois un homme aperçoit une vache à Saareɓoyɗo. Il dit à son propriétaire : « Vends-là, achètes en une autre, tant que tu la garderas, ton troupeau ne prospèrera pas ». Et il devina ensuite le lieu où la vache avait été achetée, la date de cet achat et l'âge de la vache. Or c'était la première fois que cette vache venait à Saareɓoyɗo et qu'il la voyait (ainsi les devins fulakunda, annonçant l'avenir, impressionnent favorablement l'auditoire en devinant avec justesse des choses passées ou présentes ... ).
Avant de fonder un nouveau hameau, on consultait toujours un devin qui indiquait l'emplacement à choisir et prédisait l'avenir du hameau.
Les voyants « voient » souvent en rêves. Leurs rêves reproduisent exactement la réalité passée, présente ou à venir, alors que les rêves du commun des mortels ne sont que des symboles que les devins savent traduire. Chaque devin a ainsi sa propre clef des songes qu'il utilise pour expliquer les rêves des autres, mais pour ses propres rêves il n'a pas besoin de clef, puisqu'il voit la réalité, telle qu'elle est, la chose telle qu'elle va se réaliser et non pas des symboles.
Ainsi par exemple quand un homme qui a un dyina, c'est-à-dire un voyant, rêve qu'il a un dyina ; cela lui annonce qu'il va voir un dyina. Mais quand un homme quelconque, sans pouvoir de vision particulier, rêve de Ninkiri ou d'un quelconque dyina, cela ne lui annonce pas qu'il va en voir un. Autrement dit les rêves des voyants sont prophétiques, ceux du commun des mortels doivent être interprétés par, un voyant.
Lorsqu'on fait un rêve pénible, pour éviter qu'il se réalise, ou inversement pour assurer et hâter la réalisation d'un rêve agréable, on confectionne cinq ou sept boules de pâte de farine de mil chandelle ou de riz cru (on peut si l'on veut y ajouter du sucre ou du miel). On fait manger ces boules à des enfants, soit garçons et filles, soit garçons seulement ou filles seulement, soit à deux, trois, quatre ou cinq garçons, soit à deux, trois, quatre ou cinq filles. Cette coutume se perpétue sur la base de la confiance accordée aux dires d'hommes savants qui ont affirmé par expérience son efficacité. Mais les Fulakunda ne savent pas à qui ce sacrifice s'adresse. On n'offre pas de sacrifices de ce genre aux dyina.
Les voyants ne « voient » pas seulement en rêves, ils ont d'autres moyens connus d'eux seuls.
Les voyants peuvent voir leur pouvoir croître. On dit alors d'eux qu'ils sont avec un dyina ou avec le dialan (on appelle dialan dans la région tout ce qui touche aux cultes animistes des populations voisines, c'est-à-dire à la religion des Koniagui, Bassari, Badyaranké). Le voyant perd son pouvoir quand il raconte tout ce qu'il a vu, il ne doit dire que ce que le dyina lui permet de dire, car le voyant converse avec son dyina, conversation que l'homme moyen ne peut pas entendre. Les charlatans font semblant de parler ainsi réellement, mais les vrais possesseurs de dyina ne le font pas. Si jamais on les entend, c'est par grande surprise. Le voyant est d'ailleurs un homme secret, qui ne dévoile jamais les secrets à lui confiés. Un voyant perd son pouvoir de vision s'il l'utilise pour un blanc. Il peut voir pour un blanc aussi bien que pour un noir — il ne peut s'en empêcher — mais ce qu'il ne doit pas faire, c'est parler, raconter sa vision au blanc (cet interdit n'est-il pas dû à l'influence des marabouts musulmans anti-blancs ?)
Une très grande richesse est souvent mise sur le compte d'un dyina femelle ; l'épilepsie aussi ! Car plusieurs maladies sont censées être données par les dyina. Quand j'ai demandé, à propos d'un petit Fulakunda albinos, comment on expliquait sa couleur, on m'a répondu :
— C'est parce que son père habite au passage d'un dyina de teint clair.
L'albinisme est bien connu par les indigènes de la région. Le petit garçon albinos examiné et photographié à Sambayillo avait environ quatre ans. Son père avait deux femmes : avec l'une il n a eu que des enfants normaux, mais avec la mère de l'albinos, il a eu, à côté d'enfants normaux, un autre fils albinos, mort en 1948 à deux ans. Un marabout lui avait d'ailleurs, dit-on, annoncé qu'il aurait successivement deux albinos. L'albinos de Sambayillo (albinos : funeere, c'est-à-dire blanc en fulakunda) paraissait très sain, sa morphologie, était normale, comme son élocution, ses organes des sens, son foie et sa rate, il n'avait pas de déformation du squelette. Il présentait de nombreuses caries, une voûte palatine ogivale, de la photophobie et un nystagmus latéral externe. Sa mère avait la peau claire, les cheveux noirs, sa grand'mère maternelle la peau claire et les cheveux roux. D'ailleurs, chaque fois que j'ai examiné en Afrique un albinos, j'ai toujours trouvé parmi ses ascendants directs des noirs à cheveux roux, à peau claire ou à yeux bruns roux. Il y a d'autres albinos au Badyar ; une jeune fille albinos est morte il y a quelques années à Sintiam Barudi, près de Kammabi, et, dans ce même village, un homme albinos s'est marié.
C'est un cas très rare., car si même ils atteignent l'âge adulte, les albinos ne parviennent pas à se marier ; ils sont considérés comme étant des dyina, et on n'épouse pas un dyina.
Certains chasseurs s'entendent avec un dyina. Cela leur permet de tuer deux animaux à la fois, d'un seul coup de fusil, ou d'avoir une balle qui ne rate jamais son but.
Les bouviers, en conduisant leurs boeufs en brousse, rencontrent les enfants dyina, (les adultes dyina, hommes et femmes, étant partis). Ils les aident à faire des cordes. S'ils sont des bons dyina, en remerciement, les enfants donnent des morceaux de ces cordes aux bouviers tant qu'ils les garderont, ils posséderont toujours beaucoup de boeufs. Quelquefois les dyina sont mauvais et ne donnent pas de cordes. Les bouviers essayent de leur en voler, les dyina les chassent et, s'ils rattrapent le bouvier, celui-ci meurt.
C'est un dyina très méchant, et vous donne une maladie si vous passez seulement près de son trésor.
C'est cette créature immense, serpentine, dont le corps très blanc ressemble à la liane laka. Il ne peut mordre deux fois. « Il t'a mordu ? Si tu n'es pas défunt avant d'avoir fait neuf pas, il se pique lui-même et meurt ». Il vit dans la forêt, plus méchant que Ninkinanka lui-même. Il n'a pas besoin de voir, son odorat très développé lui suffit. Bildal a l'habitude de se nourrir des insectes qui rongent la viande pourrie de ses victimes qu'il enterre. Un jour, dans la brousse, un chasseur rencontra Bildal en train de se battre avec une bande de cynocéphales. C'était dans un boowal (plateau latéritique du pourtour du Futa). Les singes, très nombreux, auraient bien voulu tuer Bildal et le manger. Mais le nombre des assaillants diminuait. Bildal, la tête dresée, mordait, et le cyno tombait. Bientôt il n'y en eut presque plus, et, pour sauver leur peau, ils abandonnèrent Bildal, mais lui aussi est fatigué : toujours lancer sa tête en l'air ! Bildal traverse la forêt pour aller à la rivière. Le chasseur qui a suivi la bataille du haut d'un arbre s'approche pour compter les cadavres : le bildal a fait deux cents victimes ; chacun de ceux qu'il a frappé d'un caillou est mort. Le chasseur a rejoint le bildal et l'a trouvé bien fatigué, il l'a tué à bout portant, la gueule du fusil touchant sa tête.
C'est un dyinna qui ressemble à une femme, lit dans la brousse, enlève les petits garçons pendant sept jours ou pour toujours, les changeant en dyinna. Il possède de tout, de l'argent, des calebasses, etc. Celui qui touche quelque chose lui appartenant meurt ou devient malade.
Pour d'autres Fulakunda, Ngotehun est le nom fula d'un dyinhere qui a la forme d'un enfant qui circoncit les petits garçons dans la brousse. Il aide les chasseurs, et les garçons qui ont une « bonne tête » le voient la nuit.
C'est un dyina long comme un rônier qui a la forme d'un très grand animal dont la tête touche le ciel. Si on essaye de le regarder, sa tête s'allonge ; ses poils, brillants comme de l'or, tombent depuis sa tête jusqu'au sol. Ce dyina habite les marigots, les trous d'eau, les puits des villages (quand on creuse un puits, Ufan vient y habiter, pour que l'eau ne tarisse pas) ou encore certains arbres. Il habite rarement la forêt. Ufan aime le miel et le vin de palmier (tendyi : eau du palmier) de ban (bandyi) ou de rônier (sibidyi). Parfois, quand des hommes vont relever des ruches en brousse, des Ufan les effraient par leurs cris sauvages jusqu'à ce qu'ils se dispersent les dyina mangent ensuite le miel.. D'autres fois ils agissent de la même manière avec les récolteurs de vin. Quand ceux-ci trouvent en arrivant à l'arbre le vin bu, ils accusent d'ailleurs Ufan de le leur avoir pris. Ufan effraie aussi les cultivateurs. Il fait rarement du mal aux gens, il les effraie seulement par ses cris. Mais quand on le trompe, alors il devient plus dangereux que tous les autres dyina, car sa malédiction suit toute une famille. Aussi ose-t-on rarement lui demander quelque chose. Seuls l'osent les chasseurs en lui proposant un échange comme aux autres dyinna. Si le chasseur parvient à le tuer avant la fin du contrat, il gardera jusqu'à sa mort ce que lui a procuré Ufan. Ufan ressemble à une personne, c'est « un demi dyinna ».
Il semble qu'il existe tous les intermédiaires entre le génie proprement dit, dyinna, visible seulement de quelques-uns, et les serpents et crocodiles (ces derniers comprenant dans la pensée des Fulakunda les « gueule tapée ») qui sont toujours plus ou moins dotés de pouvoirs surnaturels.
En fulakunda et en fula, c'est le serpent maître des eaux que les Malinké, les Sarankolé et quelque fois les Fulakunda appellent Ninkinanka. Ninkiri est le chef et le plus puissant de tous les dyina. Il peut prendre la forme d'un. serpent, habiter un arbre, une montagne, une personne : homme, femme ou enfant (s'il s'agit d'un Ninkiri encore jeune), ou encore habiter une case avec son propriétaire qui seul peut lui parler. Seul voit Ninkiri, qui a pouvoir de voir les êtres immatériels que sont tous les dyina.
Quand un homme est lié à Ninkiri, celui-ci, la nuit, éclaire sa maison quand elle est vide, la garde, la protège contre les voleurs qu'il mord. Quand un homme se sait capable de chercher, de voir et de s'entendre avec Ninkiri, il va en chercher un dans la brousse et fait avec lui un contrat de deux, cinq ou dix ans. Il demande à Ninkiri de devenir chef de canton ou bon marabout, ou de posséder une maison ou une auto, etc... En échange il lui offre soit sa propre personne, soit son père, sa mère ou son enfant. Il peut offrir aussi une femme ou un enfant chaque deux, cinq ou dix ans.
Il existe des marques de contrat avec Ninkiri : l'homme qui a demandé de nombreux enfants a une pierre, le chasseur un fusil ou une balle, celui qui recherche la richesse une bague d'or ou d'argent, l'éleveur une corde, la femme une perle, celui qui veut devenir chef ou grand marabout un charme. Mais pierre, fusil, balle, corde, perle où charme sont toujours invisibles, sauf pour leur possesseur, aussi ne peut-on hériter de l'amitié de Ninkiri et de ses avantages. Si un homme lié avec Ninkiri meurt, Ninkiri s'enfuit ; si le fils de cet homme a lui aussi le pouvoir de voir et de devenir l'ami de Ninkiri, il doit faire avec celui-ci un nouveau contrat.
Un autre informateur fulakunda m'a dit :
« Les Ninkiri sont des gros serpents au corps brillant comme de l'or, qui vivent nombreux dans les trous ou les grottes, près des marigots ou dans la montagne du Badyar, dans tous les endroits, en somme, où subsistent de grandes brousses à arbres touffus. S'il y en a aujourd'hui moins qu'autrefois, c'est que les villages se sont rapprochés. Ninkiri sort peu et roule sur le sol. Il ne sort que la nuit. Son souffle tue là végétation : aussi ses promenades vers le fleuve tracent-elles des allées d'arbres morts. Pour certains, il ne fait pas tomber la pluie, pour d'autres il ne sort que pendant l'hivernage et ses sorties co&ium;lncident avec de fortes précipitations. Seuls les chasseurs « à tête large », et seulement les plus vieux d'entre eux, peuvent le voir et lui parler impunément. Les autres, en l'apercevant, meurent ou deviennent fous ou épileptiques. On peut lui demander tout ce qui accroît la richesse : argent, récoltes fructueuses, boeufs. Il faut, dans ce cas, qu'un homme âgé fabrique à l'intention du génie un grand nombre de cordes. Alors Ninkiri vous donne à son tour un petit morceau de corde qu'il n'est pas question d'essayer de lui dérober : où que vous allez il vous le reprendrait. Si vous aviez tenté ce vol, un vieillard pourrait encore tenter de le récupérer dans votre bouche pour le rendre au génie-python, mais si vous l'avez déjà avalé, vous êtes destiné à mourir. »
Ninkiri est donc un véritable dyina, immatériel, révélé seulement à quelques-uns. Mais il existe une autre conception de Ninkiri, serpent que chacun peut théoriquement rencontrer.
Pour les Fulakunda, Ninkiri est un python qui, jeune, se cache sur la montagne ou dans un marigot, là où il y a beaucoup d'eau. Quand il est devenu très grand, en hivernage, il se déplace souvent, suivant le cours des marigots ou les lignes de hautes herbes pour descendre dans un fleuve. Arrivé au fleuve il le remplit complètement, et ne peut plus se déplacer, il est devenu Ninkiri. La tête de Ninkiri n'est pas celle d'un boa, il a une crête rouge comme le feu, et ses yeux très lumineux vous rendent aveugle ou fou. On n'en voit pas la queue, quand il a atteint la taille du rônier. Ses écailles sont plus épaisses que celles du python, elles noircissent en vieillissant. Il produit un excrément qui ressemble à de la craie jaune. On en vend au marché, car on en porte au cou un petit morceau pour se protéger contre les dyina.. Ninkiri ne meurt jamais pour les uns, peut mourir pour les autres quand il est vieux. Il y en a plusieurs sur la montagne, dans les forêts et les lieux impénétrables, où même en pensée on a peur d'entrer ; on s'imagine qu'il y a là un Ninkiri ou un dyina ou des sorciers.
Nul ne voit Ninkiri, qui vit dans un lieu très retiré, où même les animaux ne vont pas boire, où les hommes vont très rarement. Quiconque le voit meurt ou perd sa femme ou son enfant préféré.
Vers 1939-40, à en croire un vieux, un python est descendu de la montagne du Badyar, à gauche de la route qui mène vers Madina. Se dirigeant vers le Koli, il a été rejoindre le marigot Kantutu à Sanka. En chemin Il a été vu par un Fulakunda, ancien élève de l'école, ses deux soeurs et son petit frère. En plein jour, Ninkiri ne bouge pas. Les gens l'ont pris pour un tronc d'arbre et ont marché dessus. Ils n'ont compris ce qu'il en était que lorsqu'ils ont vu remuer la queue. Une des filles est morte le jour même, aux autres il n'est rien arrivé. Le lendemain on pouvait suivre sa trace, large comme une route. Trois vieux l'ont également vu et en parlent souvent ; il n'avait pas encore atteint tout à fait la taille de Ninkinanka, il lui fallait encore quelques années pour devenir Ninkiri.
Mais on peut voir le reflet de Ninkiri, si grand qu'on le prendrait la nuit pour un feu de brousse. Pendant l'hivernage, les vieux vous montrent vers le Koli le reflet d'un très grand Ninkiri qui y vit depuis longtemps.
Il y a des Fulakunda qui ne croient pas que Ninkiri soit un dyina. Ils ne le connaissent pas sous cet aspect. Aucun homme ne peut, disent-ils, se lier avec lui, le tuer, ou le rechercher. Ninkiri, pour eux, n'est pas mauvais. Certains racontent — mais, me dit mon informateur « ils exagèrent » — que Ninkiri peut, sous la forme d'un crocodile devenu très grand, barrer un fleuve et ouvrir sa gueule pour happer les animaux. Mais, ajoute mon informateur sceptique « cela a toujours été démenti, d'ailleurs ce Ninkiri là sert quelque fois de bois de traverse, de pont, ce Ninkiri n'est donc pas méchant, et n'est par conséquent pas un dyina ».
« Si les noirs, m'a dit un Fulakunda, craignent de marcher la nuit, c'est pour ne pas rencontrer Ninkiri ». Ninkiri est maintenant plus rare qu'autrefois, parce que les villages sont trop rapprochés, il n'a plus assez de grandes brousses à grands arbres touffus.
Les Fulakunda ne connaissent pas Ninkiri sous la forme du lamantin, animal qu'ils ne connaissent pas, mais ils ont entendu parler de poissons ayant des seins comme des femmes. Pour certains Fulakunda, l'arc-en-ciel et Ninkiri ne font qu'un, ou bien là où l'arc-en-ciel touche le sol, un dyina vit dans la brousse non loin des villages ; d'autres disent seulement que l'arc-en-ciel sort du ciel pour empêcher la pluie de tomber en la buvant, mais qu'il n'a pas de rapport avec Ninkiri.
Même islamisés, les Fulakunda connaissent Ninkiri : le marabout de Saareɓoyɗo raconta un jour que Ninkiri était si long que son corps faisait le tour de la terre ronde. Chaque jour il mange un peu de sa queue, c'est pourquoi la terre devient plus petite et les distances raccourcissent. Il fallait autrefois deux jours pour aller de Saareɓoyɗo à Youkounkoun, maintenant un seul suffit.
Les puisatiers dans la région, sont des Bambaras. Ils font un charme pour savoir où l'eau est le plus près de la surface du sol. Le jour où ils commencent à creuser, ils sacrifient un coq rouge. Si au bout de cinq jours ou d'une semaine ils sont encore loin de l'eau, ils égorgent une chèvre et en laissent couler le sang dans le puits. Le jour où ils arrivent à la terre humide, ils tuent encore un coq blanc, et, le jour où ils trouvent l'eau, une chèvre. Tout cela pour ne pas rencontrer dans la terre Ninkiri, ou une autre puissance mauvaise. Quelquefois ils trouvent Ninkiri ; dans ce cas ou bien ils s'arrêtent et s'en vont, ou bien, s'ils ont le charme approprié, ils continuent, et le charme fait que Ninkiri se déplace, s'en va.
La gueule-tapée appartient à la catégorie des crocodiles, même sans être des représentations de Ninkiri ou d'autres dyina sont au moins considérés comme des animaux dotés de pouvoirs particuliers et à cause de cela respectés et craints Par exemple si l'on trouve dans sa case ou sur la route une vipère ou un python, on ne lui fait pas de mal, mais, au contraire, on pose devant son boubou, son pantalon ou son bonnet : si le serpent se roule sur le vêtement, avant de s'en aller, c'est signe de bonheur à venir. Mon informateur m'a dit que les Sénégalais gardaient des serpents dans leurs cases, dans le même esprit : s'attirer du bonheur. De même si l'on voit un python sur un arbre, on lui demande n'importe quel bienfait : troupeaux, chefferie, etc. et on considère cette rencontre comme de bonne augure dans la réalisation de ses souhaits. Si on lui parle il crache quelque chose qu'il a avalé et a dans le ventre, et vous le donne : morceau de chair pourrie, tourterelle, ou simplement un peu de sa bave.
D'autres faits démontrent la crainte des reptiles. Certains « attachent » la bouche du serpent avec un verset du Coran ; pour ne pas « gâter » ce charme (diminuer son efficacité), on évite de prononcer le nom du crocodile (nodda) en traversant un marigot. De même le serpent qu'on appelle de son nom : mboddi, en plein jour, est-il désigné la nuit sous le nom de woggol : la corde, ou encore dasohondi : celui qui traîne par terre.
Aux femmes qui accouchent difficilement on fait prendre un peu d'un animal mangé et recraché par le python.
Note
1. J'ai rapporté un court vocabulaire et une traduction de proverbes relevés par Gaden chez les Peuls du Sénégal que j'espère publier prochainement.
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