Institut Français d'Afrique Noire. Centre de Guinée, Conakry, 1950, no. 7, pp. 3-66
Quelque temps après leur victoire sur NGari Bambara, Gelaajo et Samba Nyesi Nyesi sont allés rendre visite à Yeroyel Mama (grand-père) leur camarade. Celui-ci les reçoit très bien, égorge en leur honneur un taureau et un mouton, et ordonne à sa très belle épouse, Kumba Pul Debbo (debbo : femme, Kumba femme peule), de prendre bien soin des étrangers : « que rien ne leur manque ». A la tombée de la nuit, il recommande à Kumba Pul Debbo d'aller caresser les pieds de Gelaajo jusqu'à ce qu'il s'endorme, et de revenir ensuite chez lui son mari. Mais chaque fois que Kumba Pul Debbo dit au revoir à Gelaajo, celui-ci lui demande de rester quelques minutes… Le charme de Gelaajo a tant attiré la femme qu'à minuit, alors que Gelaajo dort, elle soulève ses pieds posés sur elle, et se couche à côté de lui. Ils passent la nuit ensemble.
Au matin, Yeroyel Mama s'aperçoit que sa femme a passé la nuit ailleurs. Il va dire bonjour à son hôte, et voit sa femme derrière celui-ci. De fureur, ses moustaches se hérissent, ses cheveux se dressent sur la tête, et il renifle comme un taureau ; il va et vient entre sa case et celle de son hôte ; il veut entrer, mais à chaque fois trouve cela indigne de lui. La troisième fois qu'il arrive à la case de son hôte, il voit sa femme qui a chauffé de l'eau, faire la toilette de Gelaajo. Il attend que la toilette de l'étranger soit terminée pour lui parler :
— Toi Gelaajo, tu oses passer la nuit avec Kumba Pul Debbo. Que tout le bonheur que je te souhaitais hier se change en malheur, voilà mon souhait d'aujourd'hui 1.
Gelaajo répond :
— Je fais le même souhait en de qui te concerne. Si tu n'as pas peur, attends que je me prépare 2.
Yeroyel Mama, lui, était déjà armé. Gelaajo se prépare, monte comme Yeroyel Mama sur son cheval et lui dit :
— Si tu es un homme brave et que tu n'as pas peur, tire sur moi, car c'est toi l'offensé.
Yeroyel Mama tire trois fois sur Gelaajo, mais aucune balle ne pénètre dans la chair de celui-ci. Yeroyel Mama dit à son tour :
— On m'a dit que tu étais un homme brave du Macina, si tu n'as pas peur, à ton tour de tirer sur moi.
Chacun tire sur l'autre trois coups, par trois fois. Pendant ce temps, Samba Nyesi Nyesi arrive. Se plaçant entre les deux, il dit à Yeroyel Mama :
— Yeroyel Mama, tu jouis au Macina d'une bonne renommée. Mais si le Macina apprend que tu as tué ton hôte, personne ne viendra plus te rendre visite. Quant à toi, Gelaajo, tu as quitté les tiens pour venir voir ton ami Yeroyel Mama. Si le Macina apprend que tu as tué ton hôte, qui te recevra encore ?
Si vous vous croyez tous les deux braves, si chacun de vous se croit le plus vaillant, le mieux protégé contre les balles et les coups de sabre, allez attaquer Daman Sori Yelle, le chef Bambara, qui, chaque année pille vos parents en leur réclamant des impôts.
Du coup, les deux ennemis se réconcilient et se serrent la main. Immédiatement, ils décident d'aller attaquer Daman Sori à Sa. Ils marchent pendant trois jours et arrivent le soir vers neuf heures 3 ils s'installent à proximité du village, sous des arbres appelés dubale 4. Assis sur leurs sièges pliants au milieu de leurs bagages, Yeroyel Mama fait face à Sa, Gelaajo au contraire tourne le dos à la ville et Gelaajo jure que même si toute une armée arrive par derrière, il ne se retournera pas pour la regarder : quelqu'estime qu'il puisse avoir pour ce qui viendra par derrière, il ne tournera jamais la tête pour le voir
Ils avaient appris que Daman Sori Yelle avait une femme peule appelée Tenen Damanso 5 qui ne sortait jamais de la maison à étage de Daman Sori. Pas même une mouche ne la voyait. Daman Sori et Tenen Damansa allaient ohaque matin palabrer avec les habitants sous d'autres dubale, et ne rentraient qu'à midi. Ils partaient. et revenaient toujours à la même heure.
Une fois installés, Gelaajo et son camarade Yeroyel Mama envoyent Samba Nyesi Nyesi chercher Tenen Damanso. Samba Nyesi Nyesi part sans peur, il ouvre sept portes, et, à la huitième, enfin, il voit Tenen Damanso. Celle-ci s'étonne de voir pour la première fois un homme
autre que son mari. Samba Nyesi Nyesi s'explique :
— Gelaajo, fils de Hammadi Hambodhedyo et Yeroyel Mama te saluent. Gelaajo m'envoie te dire qu'il est ton hôte et qu'il a besoin de te voir, Si tu n'as pas peur donne-moi un signe.
Tenen Damanso lui répond :
— Va dire à Gelaajo et à Yeroyel Mama que je les salue. Pour te prouver que j'irai les voir, je te donne cette bague d'or. J'attends le retour de mon mari pour aller rendre visite à Gelaajo.
Samba Nyesi Nyesi s'en retourne, il donne la bague à Gelaajo qui la met immédiatement à son doigt. Les jeunes gens attendent Tenen Damanso.
Daman Sori Yelle rentre à midi. Tenen le reçoit d'habitude les bras ouverts, mais ce jour-là, elle a l'air mécontent. Daman lui dit de lui apporter de l'eau, Tenen refuse. Daman l'appelle trois fois, elle ne répond pas. Daman lui demande si elle est malade, elle ne répond pas. Daman aimait tant Tenen que parce que celle-ci ne lui répond pas, il tombe évanoui. Quand Il est remis, Tenen lui dit tu dis :
— Daman, tu dis que tu es un grand roi, tu dis que tu tueras qui se posera sur moi, fusse une mouche ; mais moi je pense le contraire : si depuis que je suis dans ta maison je n'ai pas fait un pas dehors. C'est que tu as peur de tes semblables, c'est-à-dire d'hommes aussi puissants que toi. De peur que l'on ne te prive de moi de force, tu crains que je sorte, car tu crois que si je sors une fois, quelqu'un te vaincra et m'emmènera avec lui.
Daman répond :
— Aujourd'hui le te laisse libre, aussi loin que tu ailles ; mais sois certaine que je tuerai qui se posera sur toi, fusse une mouche.
Daman Sori appelle une servante pour accompagner Tenen. Damanso avec son siège d'or. Tenen, avec sa servante, se dirige vers le dubale où l'attendaient Gelaajo et Yeroyel Mama. Dès que Samba Nyesi Nyesi voit venir Tenen, il dit à Gelaajo :
— Je crois bien que c'est Tenen que tu aimes plus que toi-même qui vient crois bien que là-bas.
Gelaajo lui dit :
— Je le crois, elle nous trouvera.
Tenen s'approche, arrive, serre la main à tous, et se place entre Gelaajo et Yeroyel Mama, ne faisant face à aucun d'eux. Gelaajo pose son pied sur celui de Tenen et la conversation s'engage. La servante de Tenen tremble, voyant un homme jouer ainsi avec Tenen. Vers deux
heures elle dit à Tenen de rentrer, Tenen ne l'écoute pas ; trois fois elle le répète, Tenen n'écoute pas, elle continue de presser le pied de Gelaajo. La servante fait semblant d'aller à la selle, elle rentre dans la concession du chef et lui dit :
— Daman Sori Yelle, grand roi des Bambara, connu par ta bravoure, Gelaajo et Yeroyel Mama, Peuls bien connus du Macina, t'ont pris aujourd'hui Tenen. Ils sont assis sous le dubale que tu connais bien, à l'est du village.
A la fin du récit de sa servante, Daman tombe à nouveau évanoui. Ses moustaches percent le mur de la maison, ses cheveux le toit, et sod soupir se fait entendre à travers tout le . village. Quand Tenen entend ce soupir, elle tremble d'effroi.
Daman Sori se relève, Il insulte tout le monde, fait taper sa tabala, prend tous ses charmes et ses armes, fait couper trois troncs de baobab et les pose devant la porte de son parc à chevaux. Enfin, tout le monde est prêt au combat, comme chaque fois que Daman tombe évanoui. On ouvre le parc à chevaux, les chevaux passent sur les baobabs. Ils sont si nombreux que leur piétinement coupe les trois troncs, et que la poussière qu'ils soulèvent obscurcit tout le ciel.
Daman se met à la tête de son armée. Quand Samba Nyesi Nyesi voit venir cette importante armée et la grande fureur de Daman Sori Yelle, il dit à Gelaajo.
— La mort est inévitable ! Daman vient avec son armée, préparons nous.
Gelaajo lui dit :
— De quel côté viennent Daman et son armée ? Si c'est par derrière, ils nous trouveront.
Et il ne détourne pas la tête une seule fois. Mais Tenen Damanso tremblait et suppliait. Gelaajo lui disait :
— Si tu cesses de presser mon pied, je te coupe le cou. Je vois qui tu n'es pas pure femme peule. De quoi as-tu peur ? Ton mari n'est qu'un simple fétichiste, rien de plus.
Tenen pressait le pied de Gelaajo, mais sans le vouloir, pour se donner une contenance, pour faire quelque chose.
Daman arrive, il arrête son cheval au-dessus de la tête de Gelaajo. Celui-ci ne se retourne pas, quoique la bave du cheval tombe à un centimètre de lui. Daman lui dit :
— Gelaajo, Daman Sori Yelle va te combattre aujourd'hui 6. Si tu trouves que les morts ont dîné, toi tu partiras dans leur monde sans rien manger 7.
Gelaajo répond :
— Daman Sori, roi des fétichistes, Bambara buveur de vin, que tout ce qui faisait ton bonheur devienne ton malheur. Si tu n'as pas peur de moi, attends, que je me prépare.
Daman avait donné l'ordre à l'armée de ne rien faire pour le moment. Yeroyel Mama dit à Gelaajo :
— Laisse-moi me battre avec ce fétichiste. Gelaajo, repose-toi près de Tenen Damanso.
Et il ajoute :
— Daman, si tu n'as pas peur de moi, attends que je me prépare.
Quand il est armé, il dit à Daman :
— A toi de tirer sur moi 8.
Daman tire sept coups sans l'atteindre, puis dit à son tour
— Yeroyel Mama, à ton tour de tirer sur moi.
Yeroyel Mama tire sept coups. Mais les balles ne pénètrent pas. Daman Sori Yelle avait une arme qu'il avait hérité de son père, une arme fabuleuse.
Daman faisait tournoyer cette espèce de lance « gawal » comme une fronde, et Daman savait que nul n'oserait résister à cette arme, car en tournoyant, elle laissait échapper une grande lumière et un grand sifflement. Il prend
l'arme, la fait tourner trois fois : une lumière jaillit, un grand sifflement se fait entendre. Yeroyel Mama voit que si l'arme le touche il va mourir : il fait volte-face et s'enfuit. Daman le poursuit jusque dans sa concession. Quand les femmes de Yeroyel voient leur mari poursuivi par Daman Sori, elles vont à sa rencontre, se jettent à ses pieds et front contre terre, implorent leur pardon. Yeroyel Mama saute à cheval, par dessus la clôture. Là il s'arrête et les femmes de Yeroyel lui disent :
— Tu chasses Yeroyel Mama jusque dans sa concession. Laisse-le, tu aurais honte de t'en retourner ensuite chez toi. On ne peut vouloir humilier un homme au point de le battre au milieu de sa famille.
Sans mot dire, Daman Sori retourne attaquer Gelaajo.
Cette fois, celui-ci le voit venir. Daman Sori lui dit :
— Si tu trouves que les morts ont dîné déjà, tant pis pour toi, car me voilà.
Gelaajo répond :
— Que tout ce qui faisait ton bonheur devienne ton malheur.
Si tu n'as pas peur, attends que je me prépare.
Quand il a fini de se préparer, laissant Tenen toujours tremblante, il dit à Daman Sori de tirer sur lui. Daman Sori tire sept coups sans résultat, puis lui dit :
— A toi de tirer.
Gelaajo tire sept coups sur lui, et ne le touche pas.
Alors Daman Sori reprend son arme terrible, il la balance trois fois, croyant que Gelaajo allait fuir comme Yeroyel Mama, il voit que Gelaajo ne s'en inquiète pas, alors il lance l'arme sur lui, mais Gelaajo avait deviné qu'il jetterait l'arme un peu bas pour tuer son cheval et le capturer vivant, aussi fait-il sauter son cheval très haut, plus haut que le septième ciel ; l'arme le rate et va tomber à un kilomètre, où Gelaajo arrive le premier et la ramasse, puis dit à Daman Sori Yelle :
— C'est toi qui sait ce que tu as mis dans ta lance. Si tu trouves que les morts ont dîné, tant pis pour toi. Tu verras 4ujourd'hui qu'être malin vaut deux qu'être courageux ». Il tourne trois fois l'arme, qui laisse échapper une grande lumière et un sifflement et la jette sur Daman Sori : l'armé va occuper la bride du cheval et tomber derrière. Cette fois Daman la ramasse et dit à Gelaajo « Prends bien ta position, si tu trouves que les morts ont déjà dîné, tant pis pour toi et trois fois il fait tournoyer son arme d'où s'échappent une grande lumière et un grand sifflement. Cette fois, au lieu de viser le cheval, Daman vise un peu plus haut, Gelaajo lui-même. Mais celui-ci l'a encore deviné et au moment où Daman jette la lance. Il fait coucher son cheval : l'arme passe au-dessus de sa tête et va tomber derrière lui. Il la ramasse à nouveau et dit Daman Sori, c'est toi qui sais ce que tu as mis dans ta lance, je te ferai savoir qu'être malin vaut mieux qu'être courageux.
Daman Sori a voulu imiter Gelaajo et faire coucher son cheval, mais il n'était pas bon cavalier. Gelaajo tourne rapidement la lance, deux fois, faisant semblant de la flatter. Daman fait coucher son cheval. Au troisième coup, Gelaajo, après avoir visé, lance l'arme, elle tombe sur la poitrine de Daman, qui roule, en deux morceaux.
Pendant tout le temps du combat, les autres guerriers l'avaient regardé. Dès que Daman tombe, Samba Nyesi Nyesi prend son sabre, lui coupe le cou et met la tête dans un panier. Alors Gelaajo interroge Tenen :
— Qui est ton mari ?
— C'est toi, répond Tenen.
Il se tourne alors vers les guerriers :
— Qui est votre roi ? C'est toi, répondent les guerriers.
— Qui est votre roi ? C'est toi.
Gelaajo met Tenen sur son cheval, Samba Nyesi Nyesi monte sur le sien, ils désignent un successeur au chef bambara, et prennent le chemin du retour. Gelaajo arrive à la concession Yeroyel Mama. Dès que les femmes le voient venir, elles vont à sa rencontre, se jettent front contre terre. Gelaajo s'adresse à Yeroyel Mama :
— Inutile de me demander pardon. Voilà Tenen Damanso, je te la donne en mariage ; et voilà la tête de Daman Sori, brûle-la dans un grand brasier.
Mais Yeroyel Mama refuse :
— Gelaajo, je n'oserai épouser Tenen Damanso ; l'ombre de Daman suffirait à me faire mourir ; à plus forte raison si tu me donnes sa tête, si je la brûle elle reviendra un jour me tuer.
Notes
1. Ko wonnoo dyam fop me wattii tanaa e maa.
2. L'adultère chez les Fulakunda. Beaucoup de jeunes hommes célibataires sont les amants de femmes mariées. Si le mari les prend en flagrant délit, il bat l'amant et la femme. Mais il y a d'autres sanctions. A Sanka, par exemple, village proche de Saareɓoyɗo situé bord d'un marigot, on précipite l'amant dans le marigot. Cela est arrivé souvent.
Dernièrement un mari savait que sa femme le trompait, mais il voulait la prendre sur le fait. Il lui dit qu'il partait le soir pour un village lointain (Fulamansa). La femme et l'amant étaient ravis. Le soir, l'amant demande à la femme si elle a du tabac (il y a trois procédés classiques pour un homme, pour entrer dans la case d'une femme : lui demander de l'eau, du feu ou du tabac). La femme dit :
— Non, mais je vais en chercher dans ma case.
Elle y entre, le garçon la suit.
Le mari n'avait fait que semblant de s'éloigner, il est vite revenu. L'amant avait fermé la porte de la case. Le mari est resté derrière jusqu'au milieu de la nuit. A ce moment-là, il enfonce la porte. L'amant se jette à bas du lit, vers un canari plein d'eau. Le mari lui dit :
— Tiens, que fais-tu là ?
— Je suis entré demander à boire.
— Oh ! je suis content de donner à boire à un gaillard tel que toi ! (gaillard est un mot employé très souvent dans la région par les indigènes parlant français ; un gaillard c'est un homme grand et vigoureux)
Et il l'oblige à boire toute l'eau du canari, c'est-à-dire une dizaine de litres. Son ventre était gonflé, énorme. Puis, il le couche par terre, et l'écrase : « l'eau lui sortait par les deux bouts ». Enfin on le battit. La femme s'enfuit chez sa mère où son mari alla la rechercher au bout de huit jours, elle aussi fut battue.
Autre punition l'amant dit :
— Je viens me chauffer.
Et le mari l'approche du feu à le brûler.
A ma question :
— Est-ce que la femme et l'amant continuent ?
Samba Diawo, mon Informateur, répond horrifié.
— Une douleur telle fait que vous ne pouvez plus même regarder la femme !
3. Les Fulakunda divisent le jour et la nuit en un certain nombre de périodes :
4. Nom fula et fulakunda de grands arbres qui poussent près des marigots et qu'on plante dans les villages. Les grands chefs s'installent souvent avec leurs suivants sous ces arbres.
5. Tenen : lundi. Autrefois on donnait souvent aux enfants pour prénoms le nom de leur jour de naissance.
Le vendredi est considéré comme le jour le plus favorable pour les fulakunda; mercredi et samedi étaient jours de mariage, mais cette cérémonie a lieu maintenant le dimanche soir ou le mercredi soir, selon la coutume musulmane.
6. Mi hari emme : je combats toi.
7. Si (ou ho) ha tawii maybhe botti ma, a nyaliri.
8. Wrendi diambardhe e am : réunis cartouches sur moi.