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Institut Français d'Afrique Noire
Centre de Guinée
Etudes Guinéennes

Numéro 2. 1947


A. Delacour
Chef du Poste de Youkounkoun
Sociétés secrètes chez les Tenda


Le travail de Delacour, trouvé manuscrit dans les archives détenues par le Centre IFAN de Guinée, est du plus haut intérêt. Il donne, avec un luxe, de précisions qui n'est pas habituel, une description et un essai d'interprétation de la Société des hommes chez les Tenda.
Ce travail écrit en 1910, à une époque où l'Ethnologie n'avait pas encore vulgarisé ses méthodes, est l'œuvre d'un amateur; cela explique, et permet d'excuser, quelques imperfections.
Nous ne l'avons modifié que dans la mesure où un terme technique, maintenant usuel, est plus explicite que le mot employé par l'auteur ou dans la mesure où quelque transformation dans l'ordre de l'exposition permet une meilleure compréhension des faits.
A. Delacour était à l'époque adjoint de 1re classe des affaires indigènes.
G. Balandier

Chez les populations restées fétichistes, il existe des sociétés dont seuls les initiés connaissent l'organisation et le fonctionnement; on les qualifie généralement de Sociétés secrètes. Les indigènes fétichistes de la circonscription du Poste de Youkounkoun n'échappent pas à cette règle, tous les individus mâles en font partie et l'autorité de ces associations s'impose. à tous sans aucune contestation. On peut dire, sans exagération, que c'est le seul principe d'autorité existant chez les Coniagui et les Bassari. Leur étude peut par conséquent être intéressante en considération des conséquences politiques que ces associations peuvent avoir par suite de leur insertion dans la vie, privée et dans la vie publique des indigènes.
Les Coniagui et les Bassari venus, semble-t-il, à la suite du conquérant Koli Tenguela, installés dans un pays un peu écarté des grandes voies de communication, éloignaient en outre les étrangers par leur caractère inhospitalier. Leur organisation est forcément restée à peu près pure d'influences étrangères, donc plus intéressante au point de vue ethnologique.

I. — Historique

A en croire les déclarations des indigènes, assez vagues, il est vrai., sur un sujet aussi secret, il ne parait pas qu'au moment de leur installation dans le pays ces sociétés soient organisées comme maintenant. Bien que venus à la même époque et à peu près dans les mêmes circonstances, il ne semble pas que les différents rameaux de la race dite Tenda par les Foula soient d'origine unique, l'examen de leurs caractères physiques semble confirmer cette hypothèse. Le Bassari est en effet de teint plus clair et en même temps moins grossièrement charpenté que le Coniagui. Les Badyaranké, relevant directement du Poste de Kadé, venus dans le même mouvement d'immigration, au point de vue physique se rapprochent peut-être plus du Coniagui que du Bassari.
Ces trois groupements voisins et seuls habitants du pays se mêlèrent par des mariages fréquents, bien que parfois forcés, et finirent par éprouver le besoin de resserrer davantage les liens qui les unissaient liens constitués à la fois par des alliances matrimoniales et les souvenirs de l'immigration commune. Telle est l'opinion des Tenda Boeni, aujourd'hui musulmans, et qui parlent un peu plus volontiers que leurs parents fétichistes. Toujours d'après les Tenda Boeni, le mouvement d'unification serait dû aux Bassari de Négaré. Dans une réunion générale où tous les villages étaient représentés, après des sacrifices aux divinités et de grandes libations de dolo, il fut décidé qu'il y avait lieu de réunir toutes les associations en une vaste confédération; la direction de l'organisation dès lors unifiée fut confiée aux promoteurs du mouvement, c'est-à-dire aux Bassari de Négaré, ils la détiennent encore aujourd'hui.
Les anciennes sociétés n'en subsistent pas moins, chaque village forme une petite société avec son organisation complète. Ces associations partielles se groupent elles-mêmes en sous-confédérations. Il en existe, paraît-il, deux chez les Bassari ; la plus vaste comprend presque tous les Bassari, sauf ceux qui touchent au Dudama, ces derniers sont confédérés aux Tenda-Myo du Koli et aux Tenda de Tomboïa qui émigrèrent au Nunez pour échapper à la domination foula; elle comprenait autrefois les Tenda Boeni qui, convertis à l'islamisme, étaient restés jusqu'à ces derniers temps les vassaux de la famille de Tyerno Ibrahima. Il y en a au moins trois chez les Coniagui et les Badyaranké semblent faire partie du même groupe que les Coniagui d'Ifane; c'est en effet par l'intermédiaire de ces derniers qu'ils communiquent avec Négaré. Il est à remarquer que lorsque les Badyaranké furent chassés de leur pays par Cellou Coyada, chef du Ngabou, c'est chez les Coniagui qu'ils venaient se réfugier et c'est encore avec leur aide qu'ils expulsèrent l'étranger. Pour toutes ces associations partielles le mot d'ordre part de Négaré.

II. — Hiérarchie

L'initiation est à trois degrés et les dignitaires sont nommés par le chef de village, mais avec l'assentiment de tous les initiés réunis en assemblée générale, au degré supérieur.
Le dignitaire le plus élevé en grade est le Nemba et au-dessus de tous les nemba est le nemba de Négaré; il n'y en a qu'un seul par village. Au-dessous de lui vient le Loukouta : nombre proportionné à l'importance du village, il varie de 2 à 8 ou 9. A côté et avec des fonctions spéciales, est l'Akoré; nombre à peu près égal à celui des loukouta; puis viennent les initiés au degré supérieur; avant leur mariage ils portent le nom de Dyarar et après leur mariage celui d'Atyer. Les initiés au degré intermédiaire s'appellent Faleg et ceux du degré inférieur Agédèk.
Le Nemba n'est connu que des initiés au degré supérieur. Les non-initiés tels que les femmes, les enfants et les étrangers ne peuvent le voir sous peine de mort. Il ne paraît jamais dans l'intérieur du village; il préside aux cérémonies rituelles dans la brousse, dans les endroits consacrés. Il est absolument nu, sans autres vêtements que des jambières, une ceinture et une parure autour du front, le tout est en feuilles de rônier. Il ne sort jamais seul, et lorsqu'il circule, il pousse un cri spécial afin d'avertir au loin de son passage, d'où les femmes et les enfants s'empressent de fuir. Il n'agit pas, il prend les décisions, probablement de concert avec le chef qui l'a nommé et dans les cas importants après consultation des initiés réunis en assemblée générale. Le loukouta, et dans certains cas spéciaux l'akore, est chargé de l'exécution des décisions prises; mais un loukouta ne va jamais seul en mission ou dans les fêtes où il est exposé à boire, afin de l'empêcher de révéler son identité sous l'influence du dolo.
Les loukouta étant des agents d'exécution, à l'inverse du nemba, sont forcés de paraître en public. Pour qu'ils ne soient pas reconnus par les non-initiés et en particulier par les femmes, ils revêtent un costume spécial fabriqué en fibres d'écorce et qui leur couvre complètement le corps : deux trous limités par un anneau en feuilles de rônier sont ménagés à la hauteur des yeux pour leur permettre de voir. Ils s'attachent autour du corps, à la hauteur des aisselles, des rameaux de feuilles vertes de karité. En marche, ils poussent un cri spécial qui fait fuir les femmes et les enfants sur leur route pour éviter d'être frappés. Pendant certaines fêtes, cependant, les femmes peuvent s'approcher d'eux sans courir le risque de recevoir des coups. En même temps qu'ils exécutent les décisions du nemba, ils sont chargés de la direction de certaines fêtes et de l'exécution de certains sacrifices. Les loukouta sont révocables en assemblée générale, lorsqu'il leur arrive de perdre la confiance publique.
Les akoré, appelés aussi koumbata, sont connus de tout le monde, car ils exercent leurs fonctions à visage découvert; ils ne portent comme vêtement qu'une ceinture dont les franges en écorce tombent jusqu'à mi-cuisses et quelques lanières de peau de panthère enroulées autour du corps, avec parfois, comme le loukouta, quelques feuilles vertes de Karité. Lorsqu'ils sont en mission, ils doivent rester muets et sont accompagnés d'un ou deux loukouta. Ils s'occupent principalement des femmes. Une jeune fille non encore mariée, par exemple, devient-elle enceinte, si son fiancé a la certitude qu'il n'est pas l'auteur de l'accident, l'akoré entre en scène. Il force la jeune fille à lui nommer le coupable et, accompagné d'un loukouta, il exige la remise d'une amende qui consiste le plus souvent dans la remise d'un bœuf ou de quelques moutons. L'akoré et le loukouta disposent à leur gré de l'amende, généralement ils tuent la bête et ils invitent les gens du village au festin. Leur fonction la plus importante consiste à surveiller l'excision des jeunes filles et à leur donner, à elles aussi, une certaine initiation pendant la période d'isolement qui accompagne cette pratique.
De leur côté, ils doivent observer certains interdits, il leur est défendu de manger des fruits du jujubier et du rônier et ils doivent s'abstenir de fumer la pipe et tous, surtout les femmes, ne doivent pas fumer en leur présence. Les femmes ont l'habitude de porter sur leur tête un rouleau d'écorce assouplie sur lequel elles portent leurs calebasses. Cette écorce ne doit pas être de la même espèce que celle dont se servent les loukouta et les akoré pour la confection de leurs vêtements spéciaux. Le loukouta, lui aussi, doit s'abstenir de manger du fruit du rônier.
Les initiés au degré supérieur se reconnaissent à différentes parures. Ils portent au nez une petite médaille en étain ou en argent (bityini). En guise de boucles d'oreilles ils portent un flocon de laine rouge ou une touffe de poils de mouton blanc. Il leur est interdit de manger du lièvre jusqu'au moment de leur mariage. Pendant les fêtes, ils ont droit au port de certaines parures.
Les initiés au deuxième degré n'ont pas droit au port de la médaille; on les reconnait surtout à leur ceinture en cuir dont les lanières pendantes, d'une longueur d'environ 25 cm, sont entourées d'une plaque d'étain à leur extrémité.
Les initiés au degré inférieur sont complètement nus. Ils n'ont qu'une ceinture faite en fibres finement tressées et ils revêtent leur verge de l'ipog 1, nom qu'ils donnent à leur étui confectionné avec des feuilles de rônier plus ou moins grossièrement tressées chez les Coniagui ; ceux des Bassari sont plus habilement fabriqués.

III. — Initiation.

L'initiation au degré inférieur coïncide avec la circoncision qui, chez les Coniagui, se fait à l'âge d'environ 9 ans. C'est plus une fête de famille qu'une fête publique, à l'inverse de ce qui se passe chez les Bassari. Cette première initiation est peu importante. Pendant le temps de leur isolement, qui est très court, leurs regards ne doivent pas tomber sur une femme, et il leur est interdit de parler en présence de leur instructeur. Après la circoncision, les jeunes garçons continuent à habiter chez leurs parents.
L'initiation la plus importante est celle du deuxième degré ; elle se fait au commencement de l'hivernage (fin mai et juin chez les Bassari et fin juin et début de juillet chez les Coniagui). Le signal est donné, en mai, par le Nemba de Négaré. Les envoyés du Nemba portent une corde avec eux et chaque association secondaire visitée fait un nœud sur la corde en signe d'acceptation. La corde arrive fin juin chez les Coniagui, puis elle passe chez les Badyaranké, elle va jusque chez les Tenda de Tomboya (Rio-Nunez). Les délégués de Négaré assistent aux rites de l'initiation, et ils infligent des amendes expiatoires sans appel lorsque les règles ne sont pas strictement observées.
Les Tenda Boeni islamisés ne sont plus initiés mais, le moment de l'initiation venu, ils sont avertis absolument comme leurs autres congénères restés fétichistes.
Les jeunes gens sont initiés au deuxième degré, vers l'âge de 15 ans. Cette initiation est de beaucoup la plus importante, aussi est-elle préparée longtemps à l'avance. L'adolescent doit se préparer à quitter sa famille pour aller habiter auprès du chef. Le jeune homme construit sa case pendant la saison sèche avec l'aide de ses camarades. La case terminée, il la place sur le même alignement que celle de son père, en face des cases des femmes, puis on l'emmène dans la brousse pendant plusieurs semaines.
Lorsque le jour est venu, ce jour est toujours un dimanche, et que tous les préparatifs sont terminés, on procède à la toilette du futur initié. Ce jour-là, le village présente un aspect particulier. Les femmes restent devant leurs cases, tandis que les dyarar et les faleg, en costumes de fête, parcourent le village en s'arrêtant devant les cases des futurs initiés qu'ils effrayent par leurs cris et leurs danses. Les dyarar portent la coiffure décrite, par erreur par le Dr Rançon, comme étant la coiffure ordinaire des Coniagui; cet immense cimier nommé daka. Les faleg ne peuvent le porter ; ils se coiffent un peu comme les femmes Foula en entremêlant leurs cheveux de fil et de glands de laine rouge ou bleue. Pendant que cette troupe court en dansant dans le village, on habille les adolescents ; on commence par leur laver le corps à grande eau et avec soin et on leur refait la coiffure comme à l'ordinaire, après quoi on les habille. Ce sont les parents mâles, qui se chargent de ce soin. De temps à autre une bande de dyarar arrive et se moque du patient. Le loukouta lui-même vient les visiter. Lorsqu'on assiste à cette toilette on est frappé par la terreur que provoque la vue du loukouta : l'adolescent tremble et claque des dents, malgré les efforts visibles qu'il fait pour paraître brave. Tous ne sont pas parés exactement de la même façon; ils portent plus ou moins de pagnes et de verroterie selon l'aisance des parents. Malgré cette diversité, il est certains éléments qui se retrouvent d'une façon constante. Sur la nuque et sur le front pend un fil blanc à l'extrémité duquel sont enfilés trois perles; l'une est une petite perle rouge insérée entre deux petites perles blanches ou réciproquement; tous portent sur la tête une touffe de plumes de coq blanc qui forme un petit panache fixé à la coiffure. Une bande d'étoffe blanche est fixée autour du corps sous les aisselles et attachée aux épaules, les extrémités de la bande pendent dans le dos. Tous ont une paire de sandales neuves et ils portent dans la main une fourche sur laquelle un chapon mort et déplumé est solidement attaché.
La toilette est terminée aux environs de 9 heures. Les jeunes gens qui appartiennent à la famille du chef sont conduits sous un arbre tout près du village. Le chef les accompagne et porte quelques calebasses de nourriture qu'il dépose à l'ombre. A Itiou, au pied de cet arbre, on remarque un tas de pierres de latérite. Peu à peu les autres futurs initiés du village arrivent et tous s'assoient en cercle autour de l'arbre au fur et à mesure de leur arrivée. Les parents qui les accompagnent déposent les calebasses à terre à appuient leurs fusils contre le tronc de l'arbre. A ce moment il ne reste plus au village que les femmes et les enfants qui crient et pleurent. Tous les hommes entourent les adolescents. Ces derniers réunis en groupe sont toujours dans une attitude craintive, mais leur nombre semble les rassurer, ils font meilleure contenance qu'au moment de leur toilette.
Lorsque tout le monde est arrivé et que tous les préparatifs sont achevés, les hommes se rangent en file indienne, les jeunes gens en tête. Sur le signal du chef de village, la colonne se met en marche, elle part dans la brousse. A ce moment, devant le village, les femmes qui assistent de loin au défilé, redoublent de cris, et les étrangers qui sont venus mangent, si cela leur plaît, les calebasses de nourriture laissées sous l'arbre.
La promenade dans la brousse commence par une chasse. Il est considéré comme un excellent présage de tuer de belles pièces de gibier. Ces chasses se renouvellent trois jours de suite, et c'est dans le cours de ces journées que se fait l'initiation. Il est bien difficile pour un étranger d'en connaître les rites exacts, quelques faits sont cependant connus.
Dans un endroit, consacré, il existe une grande case faite comme toutes les cases coniagui, mais beaucoup plus vaste.
Elle sert de lieu de réunion à la société secrète du village
et ce serait là que se ferait l'initiation. Cette case est construite dans la brousse, à l'abri des regards des curieux, et l'entrée en est vigoureusement interdite aux femmes. Les jeunes gens sont mis face à face avec le loukouta armé d'un bâton, les futurs initiés ayant aussi un bâton à la main ; cette canne leur servira à parer les coups portés par le loukouta (chez les Bassari ils ont même le droit de riposter),
mais apeurés et ne sachant ce qui les attend, la défense est toujours molle et au retour un grand nombre portent sur les épaules les traces sanglantes de cette lutte inégale. Pendant la nuit, les jeunes gens sont réunis et gardés à l'écart au village. Pendant plusieurs jours, les nouveaux faleg ont le droit d'insulter et de frapper toutes les femmes, même leur mère. Ils s'en excusent en disant qu'ils sont fous, que tout ce qu'ils ont vu dans la brousse leur a tourné la tête. Il est bien évident que l'initiation ne consiste pas dans ces seules pratiques.
Cette initiation est pour les faleg le commencement d'un genre de vie nouveau. Avant de les emmener dans la brousse, on leur dit en effet qu'on les égorgera pour les faire renaître de nouveau. On s'explique ainsi leur allure peu crâne avant le départ pour la brousse. Les insultes et les coups qu'ils donnent à leur mère après leur retour au village semblent bien être le symbole de l'abolition du contrôle maternel et la croyance qu'on leur donne de leur mort prochaine indique l'abolition du passé. Et en effet, ils vont vivre d'une vie nouvelle, l'initiation terminée. Ils emportent la case qu'ils s'étaient construite à l'avance et ils l'installent près de celles des jeunes gens initiés et non mariés du village. Dans tous les villages coniagui, ces cases affectent la forme d'un rectangle autour des habitations du chef. Au milieu de l'un des grands côtés du rectangle est construite la case qui représente l'habitation du nemba. Les femmes et les enfants ne doivent pas y pénétrer. A droite et à gauche de cette case sont les faleg, puis les dyarar et enfin les dyarar âgés, dyarar asonkaf, qui habitent les deux extrémités. Les jeunes gens forment deux groupes séparés par la case du nemba. Ils se réunissent pour parler et manger clans une case un peu plus grande que les autres, placée à chaque extrémité du terrain englobé par les cases.
Chez les Bassari, les jeunes gens non mariés habitent dans trois grandes cases. Dans l'une sont les faleg, dans l'autre les dyarar (udyar, en dialecte bassari) et dans la troisième, les dyarar asonkaf. Cette dernière case fait souvent défaut dans les petits villages et les femmes ne doivent pas y entrer.
Dans celle des dyarar, au contraire, les jeunes filles du village ont coutume de coucher la nuit. Tout le pourtour de la case est garni de lits, faits en tiges de palmier ban. Sur ces lits, il couche, six personnes, trois garçons et trois jeunes filles. Ces dernières ont bien le droit d'aller dans la case des faleg ; mais elles n'y vont qu'en cachette, à l'insu des dyarar qui refusent à leurs camarades plus jeunes le droit de loger les jeunes filles ; ce qui occasionne parfois des conflits. Ces trois cases se reconnaissent extérieurement par la grandeur de leurs dimensions d'abord, puis par l'ornement en forme d'éventail fabriqué avec des tiges de bambou surmontées de plumes et de débris de calebasses. Cet ornement est fixé au sommet du toit.
Trois ans après, les faleg sont, de nouveau, emmenés dans la brousse; ils sont frappés une dernière fois et initiés au degré supérieur. Il semble bien que c'est à cette époque que l'identité du nemba leur soit révélée. Ils sont devenus dyarar, ils ne sortiront de ce groupe que lorsqu'ils se marieront.

IV. — Les sociétés secrètes et les femmes.

M. Arcin, dans le chapitre qu'il consacre aux Sociétés secrètes, donne comme Sociétés de femmes le Kouraba et le Koré. Ces deux désignations se rapprochent étrangement des noms coniagui de Koumbata et d'Akoré, qui désignent ici une seule et même personne du sexe masculin, mais à laquelle sont confiées l'initiation et la surveillance des femmes.
Il semble bien que chez les Coniagui, les femmes fassent partie des Sociétés secrètes. Certains faits peuvent le faire croire. Au moment de l'excision des jeunes filles le loukouta veille à ce que t'out se passe convenablement, tandis que l'akoré accompagne les jeunes excisées. Parfois même, le loukouta agit seul; ainsi, au commencement de l'hivernage, les femmes se rendent en groupe offrir un sacrifice aux divinités qui protégeront leurs cultures ; dans cette circonstance, l'office de prêtre est rempli par le loukouta, et c'est encore le loukouta qui dirige certaines fêtes de femmes.
Il a été dit qu'il existait trois confédérations de sociétés secrètes chez les Coniagui. Il y a de même des variations dans l'excision des jeunes filles qui correspondent à ces trois divisions. Le jour de la circoncision, par exemple, n'est pas le même. Là le jour choisi est le lundi, ailleurs c'est le mercredi. Dans d'autres villages, il est formellement interdit de faire du dolo, à l'occasion de l'exécution de ce rite. Au moment de l'initiation des faleg, ici les femmes ont le droit de boire du dolo et là ce droit leur est refusé.
Si tous ces faits laissent supposer qu'elles font partie des sociétés, elles ne sont certainement initiées qu'à un degré inférieur. Elles ne connaissent pas l'identité du loukouta, si la plupart se doutent bien que c'est un homme, elles ignorent son nom et n'osent même pas affirmer cette opinion avec certitude.
Les femmes recevraient leur initiation au moment de l'excision qui se pratique chez les Coniagui, à l'âge d'environ 16 ou 17 ans. Contrairement à la coutume de la généralité des Noirs, l'opération est faite par un homme, mais seuls les femmes, le loukouta et l'akoré peuvent y assister. Pendant trois jours les jeunes excisées dansent dans le village, puis on les enferme pendant un mois dans une case élevée derrière celle du chef de village. En dehors de l'akoré elles ne doivent pas voir d'hommes. Elles passent une partie de la journée dans un coin de la brousse près du village. Pour éviter la vue des hommes, elles s'enveloppent la tête dans un grand pagne bleu. L'akoré leur rend visite dans leur case ; à son arrivée, les jeunes filles doivent frapper leurs mains en cadence et à la moindre faute l'akoré les frappe. Il les ferait, parait-il, coucher par terre pour s'asseoir sur elles.

V. — But.

Il semble bien que le but de ces Sociétés soit de rendre un culte à certaines divinités, car dans les sacrifices importants les loukouta sont toujours présents avec leur costume caractéristique. Chez les Coniagui, on recherche de préférence les individus d'origine bassari pour remplir le rôle de sacrificateur, et les gens d'Itiou ont couramment recours pour cet office aux services de leurs voisins bassari, les Karoti, qu'ils considèrent comme dépendant d'eux au point de vue politique. Dans nombre de manifestations, comme dans les Sociétés secrètes, on retrouve le rôle prépondérant du loukouta et la même prééminence accordée aux Bassari.
L'initiation des jeunes gens ne se fait pas tous les ans dans tous les villages. Les années où elle ne se fait pas (car, pour que les fêtes soient plus importantes, les indigènes attendent d'avoir un certain nombre de jeunes gens ayant l'âge requis), elle est remplacée dans le courant du mois de juin par un sacrifice et une fête qualifiée de petit dyen-dyen par opposition au dyen-dyen de l'initiation. La divinité honorée dans ce cas porte le nom générique d'Igwar, elle se nomme Yameni à Boutant, Sameni à Ouyane, Wanadèl à Ifane et Mbisèlli à Itiou.
Ces divinités sont parfois exigeantes. Le dernier chef de Bautant, mort en novembre 1908, aurait été, dans les propres déclarations du défunt lors de son interrogation avant d'être enterré, victime de la vengeance de Yameni, auquel il aurait refusé le sacrifice d'une personne qu'il lui avait désignée. Lorsque ces divinités demandent un sacrifice de ce genre, elles refusent les captifs, elles ne veulent que des personnes de condition libre. S'agit-il de sacrifices sanglants, d'empoisonnement, ou même ces sacrifices sont-ils purement imaginaires, je n'oserais conclure. Les termes employés par les indigènes semblent confirmer la deuxième hypothèse. J'ajouterai que chaque fois qu'un individu vient à mourir, on procède à l'interrogatoire du cadavre qui indique lui-même la cause de sa mort, mort parfois attribuée aux divinités dont il est question, ce fut le cas du dernier chef de Bautant. D'autre part, en 1904, un Coniagui réclamé par Yameni également, vint se réfugier au Poste, dès qu'il en eut connaissance. Il craignait évidemment pour sa vie.
Un autre fait qui semble bien prouver que ces Sociétés ont un but religieux, c'est que les Tenda Boeni, aujourd'hui musulmans, n'en font plus partie, bien que la communication qui continue à leur être faite chaque année, puisse être considérée comme une invitation à revenir à leurs anciennes pratiques.

VI. — Action et influence.

Il y a lieu de remarquer, d'une façon générale, le rôle important joué par le chef de village dans ces sociétés. Après l'initiation au deuxième degré les jeunes gens quittent leurs familles pour installer leurs habitations près de la sienne, la case qui symbolise la présence du nemba au village est également bâtie sur le même rang que celle des dyarar 2, qui chaque année, doivent cultiver un lougan pour le chef et lui faire ses cases. A la mort du chef, tous les faleg et tous les dyarar sont tenus de monter la garde en armes, autour de son tombeau pendant la nuit, jusqu'à l'accomplissement de certaines cérémonies, généralement pendant 12 à 15 jours.
Les dignitaires nemba, loukouta et akoré sont nommés sur sa présentation. Il peut même envoyer les loukouta en mission, mais probablement avec l'assentiment du nemba.
Ce rôle joué par le chef de village est en concordance avec les dires des Tenda Boëni, qui racontent que les Sociétés du pays se sont unies pour resserrer les liens qui les unissaient. Le chef, fondateur du village, qui a réussi à faire l'unité en fondant le groupement est représenté par le chef de village, son continuateur, qui maintient l'unité. Le village et la Société secrète sont pour ainsi dire identiques, puisque les hommes qui font partie de l'un font partie de l'autre, et le fondateur du village conserve naturellement une influence prépondérante dans la Société et ses successeurs en héritent. On s'explique ainsi que les chefs soient choisis, avec l'assentiment des initiés, parmi les membres de la famille qui fournit les chefs au village. Cet assentiment n'est pas une simple formalité. Si l'accord ne se fait pas sur le candidat présenté par le fils d'un ancien chef, il peut en résulter une séparation et la fondation d'un nouveau village par le candidat des mécontents. Ce fait s'est produit souvent. Pour obtenir une union plus étroite, il suffisait simplement de confédérer toutes les sociétés partielles. Cette subordination acceptée ne blesse l'amour-propre de personne, car elle est non pas politique, mais uniquement religieuse. Il n'est pas douteux que l'hégémonie fut accordée aux Bassari de Négaré parce qu'ils furent désignés par la divinité consultée et peut-être aussi parce que la famille des chefs de Négaré représente la famille la plus ancienne.
On peut considérer que ces Sociétés comprenant tous les individus mâles de la race ne méritent guère le nom de Sociétés secrètes, puisque tout le monde en fait partie, jusqu'au captifs. Malgré les apparences ce nom semble bien cependant leur convenir. Les étrangers voisins ne sont jamais initiés, pas plus que ceux qui habitent le pays, quelle que soit la durée de leur séjour. Dans le sein même de ces sociétés, il existe différents degrés et ceux du degré inférieur ignorent totalement en quoi consiste l'initiation du degré immédiatement supérieur. Il est bon d'ajouter que les initiés ont à leur disposition un ou plusieurs langages secrets. Deux Bassari peuvent très bien converser ensemble sans qu'un Coniagui connaissant le dialecte courant les comprenne et, deux Coniagui d'un village déterminé peuvent, paraît-il, s'entretenir sans qu'un Coniagui de certains villages puisse saisir le sens de leur conversation.
Les indigènes prétendent que les Sociétés Tenda ne communiquent ni avec les Sociétés similaires de la Côte, ni avec celles du Soudan.
Ces Sociétés ont une influence profonde sur la vie publique et la vie privée, leur action est pour ainsi dire quotidienne. Autrefois c'est à leur abri que fonctionnaient les coutumes dont elles assuraient le respect. Les loukouta surveillaient l'exercice de la vengeance privée qui est la base de leur droit criminel, surveillance absolument nécessaire pour éviter l'anarchie sanglante dans un pays où chacun n'a pour limiter son droit que le droit égal des autres. Ils remplissaient en un mot le rôle de gendarmes disposant de moyens d'investigation extrêmement puissants. A vrai dire, si ces Sociétés tempéraient l'anarchie, elles en étaient bien quelque peu la cause; tous les initiés étant égaux entre eux, ils admettent difficilement d'obéir à un autre de leurs congénères affilié comme eux. Encore aujourd'hui, il est moralement impossible à un Coniagui, si grand chef soit-il, de mettre en état d'arrestation un autre Coniagui. L'arrestation doit être opérée par les agents de l'administration. L'autorité de ces Sociétés était assez forte pour imposer une période de paix obligatoire tout à fait analogue à notre trêve de Dieu du Moyen Age. L'époque de l'année où la guerre est interdite est le moment des fêtes du Dyen-Dyen ou de l'initiation. Les moindres contraventions sont réprimées. En juillet 1909, quelques jeunes gens du village de Bantant ayant échangé quelques coups de poing, tous les hommes du village, ainsi que toutes les femmes (ceci est encore une présomption en faveur de l'affiliation des femmes aux Sociétés secrètes) se virent infliger un sacrifice expiatoire de chacun un poulet.
Aujourd'hui, l'action, de ces Sociétés s'exerce d'une façon visible. Comme par le passé, les jeunes gens continuent à habiter près du chef et les akoré conservent la surveillance des femmes. Le loukouta intervient même dans la vie politique : en 1908, sur l'invitation du chef d'Itiou, il contribua à faciliter le recensement de ce village. En 1910, il invitait dans certains villages les femmes à préparer rapidement le fonio destiné à l'approvisionnement du magasin de Kadé. Par contre, il est difficile de savoir si parfois leur action s'exerce dans un sens contraire à nos intérêts. Ces associations s'adaptent même à la situation apportée par notre occupation. Après tout, il est préférable que ces Sociétés exercent leur action sous notre contrôle, au lieu de l'exercer parallèlement et à notre insu puisque, dans l'état actuel, il est parfaitement impossible de songer à vouloir les supprimer. Si cette suppression était possible, il est permis de se demander si la disparition de cette organisation qui, dans le passé, a travaillé au maintien de la paix intérieure, ne serait pas plus nuisible qu'utile. Il est fort probable que la moralité publique en subirait un contrecoup fâcheux. Entre ces indigènes, le vol proprement dit et les abus d'autorité des chefs sont presque inconnus — seules quelques rixes sont à réprimer — et, dans leurs relations entre eux, ils sont d'une moralité incontestablement supérieure à celle de leurs voisins, les Foula par exemple.

Youkounkoun, le 1er juillet 1910.

Notes
1. Le Dr Rançon appelle cet étui Sibo, du nom du rônier. Ce renseignement est inexact, l'étui se nomme ipog et le rônier aker.
2. A Itiou l'emplacement de la case du nemba est vide; il m'a été impossible de connaître le motif de cette particularité.


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