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Recherche scientifique

Etudes guinéennes

Institut Français d'Afrique Noire — Centre de Guinée
Numéro 1. 1947

Julien Maigret
A la Recherche du temps perdu

Depuis 60 ans, nous parcourons, nous occupons, nous exploitons, nous colonisons, nous administrons l'Afrique, pouvons-nous dire que nous la connaissons bien ? La question ne se pose pas pour le Français de la Métropole.
Evidemment. Mais elle se pose pour nombre de Français vivant en Afrique. Combien de braves gens, fort judicieusement absorbés par la paperasse, la technique, les affaires, qui ne pensèrent jamais à observer l'homme ? Quand ils en parlent, c'est l'occasion de sortir des clichés dont ils n'ont cure de vérifier le bon aloi.
C'est ainsi qu'un temps considérable sest perdu, temps quon aurait pu employer si utilement à l'étude de groupes humains, en certains endroits, soustraits à l'influence étrangère. En Afrique centrale, par exemple.
Et maintenant, que de traditions fragiles transmises oralement, que de cérémonies, de formules conjuratoires, d'incantations magiques, ont été balayées dans l'oubli par l'irrésistible courant d'évolution qui entraîne inéluctablement ces peuples si longtemps immobiles.
Avec soixante années de retard nous nous penchons sur ce passé qui nous échappe. Dans la mesure du possible, efforçons-nous, ici, en Guinée, de rattraper le temps perdu.
L'Institut Français d'Afrique Noire vous demande de lui adresser les observations que vous avez été à même de recueillir au cours de votre séjour, même les plus menues, insignifiantes en apparence.
De tout un ensemble de petites notations, l'ethnologue peut dégager une théorie solide sur l'origine des races, leurs migrations, leur apparentage.
Outre l'esprit de curiosité, qui doit toujours demeurer aiguisé en dépit de l'accoutumance, l'objectivité, le sens critique, il faut à l'enquêteur la volonté de s'affranchir de toute idée préconçue. Le fait seul, dans toute sa nudité, c'est là ce qui importe.
La connaissance de la langue constitue une garantie. L'intervention de l'interprète apporte un doute. Aux premières questions, l'Européen se heurte à la défiance du milieu enquêté. Les cérémonies auxquelles il assiste, dans quelle mesure sont-elles authentiques ? Interroger les anciens, dépositaires des croyances, des coutumes, sauf à de rares exceptions, ne donne rien. Utiliser un jeune homme du pays, passé par nos Ecoles, n'apporte pas toujours la certitude. Ce garçon éprouve un sentiment de gêne quand il lui faut étaler devant un Blanc des usages, des coutumes, contre quoi se sont exercées ironie, critique, indignation, alors il brode. Parfois, lui-même ne sait rien. Ayant quitté jeune son milieu, élevé avec des étrangers, en dehors de tout contact avec les siens, son ignorance est aussi totale que la nôtre.

Alors, quoi faire ?

Noter la chanson jaillie spontanément, et la circonstance. Surgi, brusquement, sans être attendu, en pleine cérémonie rituelle, enregistrer avec la rapidité de l'objectif photographique, les détails de la scène surprise, en prenant garde aux indices qui autorisent à supposer que des modifications furent apportées au déroulement normal, en raison de votre présence.
Si vous avez la bonne fortune de comprendre la langue, écoutez beaucoup, sans en avoir l'air. N'interrogez que rarement, sans insister. Le soir, au campement, à l'étape, autour des feux, les hommes aiment se raconter des histoires. Ils sont d'autant plus libres, prolixes et confiants, que vous semblerez étranger à leurs propos.
Difficile, le rôle de témoin enregistreur, celui qui se borne volontairement à écouter, voir, comprendre, noter, sans plus.
C'est grâce à des milliers d'observations consciencieuses, ainsi recueillies, qu'on reconstitue la physionomie mystérieuse des hommes du Passé, afin de mieux comprendre les hommes d'aujourd'hui.