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Institut Français d'Afrique Noire
Centre de Guinée


Monique de Lestrange

(Musée de l'Homme)

Génies de l'eau et de la brousse en Guinée Française

Etudes Guinéennes
N° 4. 1950. p. 3-24


Dix mois de séjour à Youkounkoun (Cercle de Gaoual) m'ont permis de rechercher chez les indigènes de cette région Ninkinanka, le serpent fabuleux dont l'existence avait été signalée en Guinée par Mme Appia 1.
Chez les Coniagui, Fato est un génie ayant l'aspect d'un immense python. Pour les uns, il a des pattes, deux têtes, une à l'avant, une à l'arrière; pour d'autres, il peut se changer en bélier ou en chat tigre.
Lorsqu'il a atteint la taille d'un palmier ou d'un rônier, il sort du trou de la rivière où il a jusqu'alors vécu. Il est maintenant chef de tous les serpents et maître des eaux. Sa promenade déclenche une grande pluie, là où il passe jaillissent des sources et se creusent des cours d'eau qui ne tarissent jamais. Si le pays Coniagui devient de plus en plus sec, c'est que Fato depuis longtemps ne s'est pas montré. Certains pensent qu'il se roule dans la forêt. Fato n'est pas unique, il en existe de nombreux, mais on ne le voit pas souvent . il faut pour cela être brave, seuls les plus savants des hommes, « ceux qui voient la nuit », l'aperçoivent. Il existe beaucoup d'espèces de Fato, les unes se nourrissant d'oeufs, les autres de miel; d'autres encore veulent un oeil ou un doigt, un enfant ou une soeur. Fato vit dans les greniers, ou dans la brousse, auprès des villages. On dit qu'un Fato habite le petit bois qui longe le marigot du hameau d'Ikota. C'est sans doute à cause de Fato que le forgeron ne doit jamais toucher le serpent : le fer lui casserait dans les mains.
S'il rencontre quelqu'un, il essaye de le mordre et de le dévorer. Il est difficile de le tuer : si l'on y parvient, on l'enterre dans le village pour que les récoltes soient abondantes. Le valeureux chasseur qui a réussi cette prouesse mourra, mais pour renaître deux ou trois ans plus tard, devenir riche et père de nombreux enfants.
Certains Coniagui semblent confondre Fato avec un autre génie, quand ils le décrivent comme un homme très grand, dont la tête touche le ciel, blanc comme papier, vivant de miel qu'il vole aux ruches grâce à sa haute taille.
Certains génies vivent dans les bois auprès des marigots, on peut les rencontrer partout jour et nuit. Ils n'ont rien à voir avec la pluie ni l'arc-en-ciel, celui-ci n'étant que le couteau des animaux : ils ne peuvent se transformer en quoi que ce soit.
Une autre bête, fabuleusement méchante, vit dans les eaux du seul fleuve important de la région : la Kuluntu, c'est Pararao, cheval par la taille, les pattes et la queue. Il ne sort de l'eau que la nuit, on en voit quelquefois les traces sur le sol. Les bons chasseurs parviennent à tuer Pararao, au risque d'être tués eux-mêmes par la suite. Les poils de sa queue se vendent avec profit aux savants musulmans.
Voisins immédiats des Coniagui, les Bassari connaissent aussi Fato, le serpent qui vit dans le fleuve et fait tomber la pluie. Des hommes d'Itaor, village du Sud, me l'ont décrit comme un bélier de taille ordinaire, à petite tête de reine termite, et habitant les bas-fonds humides, ceux de la Kuluntu, par exemple. Quand ce bélier se dirige vers les marigots, une grande pluie tombe, et une trace profonde, une sorte de fossé large d'un mètre environ, marque sa promenade. On ne peut posséder Fato, qui n'existe que sous l'aspect d'un bélier, et ne donne pas de richesses.
Mais les gens d'Akul, des Bassari du Nord — et les différences tant ethnographiques que linguistiques sont grandes entre ces deux fractions de la même ethnie — les gens d'Akul se souviennent de deux hommes partis un jour au fleuve pour tuer Fato, le serpent. Ils ont allumé un grand feu devant la bouche de son habitation, creusée dans la berge. Le serpent est mort. Une pluie terrible est tombée, qui détruisit entièrement la concession des deux chasseurs. On leur dit de dépouiller le python. Chaque année ils en ont mangé un petit morceau. Quand tout fut consommé, ils sont morts 2.

A l'Ouest des Coniagui vivent les Badyaranké, autre fraction, des Tendas apparentés par la langue et les coutumes. Ceux que j'ai interrogés ne connaissent pas Fato, ce qui ne veut pas dire qu'il soit inconnu de tous. Nombreux sont les Coniagui qui n'en ont jamais entendu parler, et probablement les Bassari aussi. Cependant les forgerons Badyaranké craignent le python. Ils ne marchent pas sur ses traces, ni ne les touchent : cela peut provoquer des éruptions de boutons. Mais un génie très populaire chez les Badyaranké est Fonkote, connu dans toute la Guinée sous le nom de NGotte. On rencontre ce petit homme aux membres courts, à la grosse tête plate, en pleine brousse, ou même au village, mais c'est alors à la nuit noire. Il vous propose de devenir très bon chasseur, et, si vous acceptez, Fonkote vous aidera à rassembler le gibier, à le voir, à l'approcher de très près, il accompagnera la balle qui atteindra la proie en pleine course. Mais celui qui devient l'ami du génie doit lui payer ses services :
— « Que me donneras-tu, pour devenir bon chasseur? » demande le génie.
— « Prends mon bras, ou une de mes jambes, la vie de mon fils aîné, rends ma femme stérile », propose l'homme. Il est très rare de se débarrasser de Fonkote, qui vous tue si vous ne tenez pas votre promesse.
Le Sud-Est de la subdivision de Youkounkoun est habité par les Fula : ceux-ci, et d'autres, émigrés plus récemment du Futa Djalon, se sont entendus pour me décrire ainsi Ningiri, le serpent dispensateur de richesses.

&laq uo; Pour voir celui-ci, il faut souhaiter sa venue et la préparer. Un jeudi ou un dimanche , m'a dit un informateur, ne mange pas de sel, lave toi soigneusement, nettoie ta case, asperge-la au besoin de parfum et mets-en aussi sur toi. La nuit venue, tu es assis dans ta case, tu n'as pas de femme avec toi, il n'y a ni feu ni lumière à tes côtés. Il vaut mieux pour toi que tu sois âgé, et que ta tête soit solide, car si la première apparition du génie te fait peur, tu deviendras fou. Tout est prêt : les noix de kola, les cheveux ou le coeur de poulet que tu as préparé pour ton visiteur. Répète mille fois les syllabes magiques : Dakulu. Le sommeil vient. Dès que tu dors, le boa Ningiri apparaît, tu lui tends tes offrandes à main tendue. Il commence à parler.
Ningiri.
— « Pourquoi m'as-tu appelé ?
— Pour devenir ton ami.
Ningiri :
— Tu sais que je suis difficile.
— Je veux essayer.
Ningiri. :
— N'aie pas peur, ne suis-je pas une personne comme toi ? Nous nous dirons l'un à l'autre ce dont nous avons besoin. Mais tu m'as vu maintenant, pourras-tu plus,tard me reconnaître ?
— Oui.
Ningiri :
— Tu n'as vu qu'une tête de serpent. »
Il part. Mais revient dans la nuit : sa tête semble faite d'or, son cou d'argent. Il demande :
— « Tu me reconnais ? »
Alors si tu réponds non, tu deviens fou : tu as eu peur. Sinon tu réponds :
— « Oui, c'est toi qui es venu tout à l'heure.
Ningiri :
— Si c'est bien moi, que veux-tu ?
— Le bonheur.
Ningiri :
— Bon. »
Alors, il te dit ce que tu dois faire.
— « Dans trois jours, je reviendrai. Garde-moi quelque chose. »
Il revient sous la forme d'un homme, d'une femme, d'un bélier ou de n'importe quel animal. Il te donne un conseil, ou la formule qui te permettra, d'un geste ou d'une parole, de changer en richesses quoi que ce soit, des feuilles, par exemple.
Ningiri peut te donner tous les biens matériels, le pouvoir de « voir la nuit » c'est-à-dire de deviner les noirs desseins de tes ennemis à ton égard, et même de te débarrasser de ton ennemi, en ordonnant, par exemple, à une fourmi de le piquer mortellement. Les uns disent que Ningiri t'accorde la richesse, mais t'empêche d'avoir des enfants. En tout cas, ces richesses si rapidement conquises disparaissent à ta mort, tes enfants ne parviendront pas à les garder. C'est le cas d'un vieil interprète de Youkounkoun, aujourd'hui décédé. Ses fonctions officielles lui permirent d'amasser une véritable fortune, grâce à Ningiri, dit-on. Son fils se vit récemment, à la suite d' « indélicatesses », dans l'obligation de rendre plusieurs centaines de mille francs à la Société Indigène de prévoyance, et dut, pour cela, vendre une grande partie de ses biens.

Ningiri ne fait pas tomber la pluie. Selon les uns, l'arc-en-ciel est Ningiri, selon les autres, non.

Un autre génie dispense les richesses, plus nombreuses encore que celles de Ningiri. C'est Sam Harus mais pour postuler à son amitié, il faut rester sans se laver pendant une longue période, trois mois, par exemple.

La femelle de Ningiri a un cri qui ressemble à celui de la poule : kr, kr, kr. Les Fula de Youkounkoun, l'entendent parfois pousser ce triple cri, sur une piste marquée par de hautes herbes, derrière le village.

Pour ces mêmes Foula, c'est Ufang, une grande bête sans méchanceté, qui vole le miel des ruches et siffle dans la forêt. Son chant ressemble autant à celui de l'oiseau qu'à celui du train. L'espèce de boule de feu qui perce des trous ronds et suintants dans les arbres de la brousse c'est Sogolo. Il n'a aucun rapport avec Ningiri, qu'il ne parviendrait jamais à tuer : le génie python est plus fort que tout.

Les Fulakunda qui occupent les fertiles plateaux à la frontière des Guinées française et portugaise, partagent avec les Fula du Futa bon nombre de croyances.
Ningiri s'appelle chez eux Ninkinanka. Ces gros serpents, au corps brillant comme de l'or, vivent nombreux dans des trous ou des grottes, près des marigots ou dans la montagne du Badyar (qui dessine une falaise abrupte au milieu du pays Fulakunda); dans tous les endroits, en somme, où subsistent de grandes brousses à arbres touffus. S'il y en a aujourd'hui moins qu'autrefois, c'est que les villages se sont rapprochés. Ninkinanka sort peu et se roule sur le sol. Son souffle tue la végétation : aussi ses promenades vers le fleuve tracent-elles des allées d'arbres morts. Pour certains, il ne fait pas tomber la pluie, pour d'autres, ses sorties coïncident avec de fortes précipitations. Seuls, les chasseurs à tête large, et seulement les plus vieux d'entre eux, peuvent le voir et lui parler impunément. Les autres, en l'apercevant, deviennent fous ou épileptiques. On peut lui demander tout ce qui accroît la richesse : argent, récoltes fructueuses, boeufs.
Il faut, dans ce cas, qu'un homme âgé fabrique à l'intention du génie un grand nombre de cordes. Alors Ninkinanka donne à son tour, un petit morceau de corde qu'il n'est point question de lui dérober : où que l'on aille il le reprend. Si l'on essaye, un vieillard peut encore tenter de la récupérer dans la bouche du voleur pour le rendre au génie-python, mais si la corde est déjà avalée, le voleur est destiné à mourir.
Pour certains Fulakunda, l'arc-en-ciel et Ninkinanka ne font qu'un; pour d'autres, sorti pour boire l'eau qui tombe, il n'a pas de rapport avec le puissant serpent.
Les Fulakunda ont été islamisés tout récemment ; le marabout de Saareɓoyɗo, village où réside le chef de canton, raconta, un jour que Ninkinanka était si long que son corps faisait le tour de la terre ronde. Chaque jour, il mange un peu de sa queue, c'est pourquoi la terre devient plus petite et les distances raccourcissent. Il fallait autrefois deux jours pour aller de Sarébhoïdo à Youkounkoun, maintenant un seul suffit.
On en raconte bien d'autres sur ce génie, craint plus qu'adoré ! Ninkinanka avait interdit à un village le seul puits des environs. Pour permettre aux habitants d'y venir puiser, il exigeait chaque année qu'on lui livrât une jeune fille. On la portait au puits. Le génie s'en emparait. Ceci durait depuis des années. Vint une fois le tour d'une fille unique. Son père et sa mère pleuraient, sentant que le jour approchait. Mais voilà qu'arrive au pays un chasseur réputé qui leur demande pourquoi tant de tristesse. Quand il en sut la cause, il fut pris de pitié et décida que la fille ne serait pas livrée au monstre. Il partit au puits et réussit à tuer Ninkinanka. Est-il besoin d'ajouter qu'un grand tam tam célébra cette délivrance, que le chasseur valeureux fut admiré de tous et qu'il devint le chef de toute cette région.

NGote est connu des Fulas sous le nom de Ngotteru ; au Badyar, chez les Fulakunda, il s'appelle dyina ou dyinhere 3, les uns lui donnent l'aspect d'une femme, les autres d'un petit garçon. Il vit dans la brousse, mais contrairement à Ninkinanka, à proximité des villages. Il est riche, possède de l'argent, des calebasses en grand nombre, etc. Il est puissant, aide les chasseurs. Toucher quelque chose lui appartenant, c'est risquer la mort ou la maladie. C'est Dyina qui rend épileptique. Les garcons « qui ont une bonne tête » le voient la nuit. Il circoncit les petits dans la brousse, il les enlève pendant sept jours ou pour toujours, les changeant en Dyina. Là où l'arc-en-ciel touche le sol vit un Dyina.
Bildal est cette créature immense, serpentine, dont le corps très blanc ressemble à la liane laka. Il ne peut mordre deux fois. « Il t'a mordu ? Si tu n'es pas défunt avant d'avoir fait neuf pas, il se pique lui-même et meurt. » Il vit dans la forêt, plus méchant que Ninkinanka lui-même. Il n'a pas besoin de voir, son odorat très développé lui suffit.
Bildal a l'habitude de se nourrir d'insectes qui rongent la viande pourrie de ses victimes qu'il enterre.
Un jour, dans la brousse, un chasseur rencontra Bildal en train de se battre avec une bande de cynocéphales. C'était dans le bowal 4. Les singes, très nombreux, auraient bien voulu tuer Bildal et le manger. Mais le nombre des assaillants diminuait. Bildal, la tête dressée, mordait, et le Cyno tombait. Bientôt, il n'y en eut presque plus, et pour sauver leur peau, ils abandonnèrent Bildal, mais lui aussi est fatigué : Toujours lancer sa tête en l'air ! Bildal traverse la forêt pour aller à la rivière.
Le chasseur qui a suivi la bataille du haut d'un arbre, s'approche pour compter les cadavres : le Bildal a fait deux cents victimes, chacun de ceux qu'il a frappés d'un caillou est mort. Le chasseur a rejoint le Bildal et l'a trouvé bien fatigué, il l'a tué à bout portant, la gueule du fusil touchant sa tête.

Le Ninginange des Susu de Forecariah est un serpent immense dont on ne voit pas la tête. Il vit dans des grottes sous les grands arbres de la forêt et recherche les endroits eu fréquentés par les humains. Il peut se transformer en oiseau qu'on ne voit jamais, mais qu'on entend la nuit, ou bien encore en homme ou en femme. Une jeune fille de Forecariah partit un vendredi chercher du bois en brousse. Or chacun sait qu'un Susu comme un Malinké ne doit jamais se hasarder en brousse ce jour-là, réservé aux génies des terrains incultes. Elle aperçut de loin, au-dessus d'un fromager, un gros serpent qui, avant qu'elle ne s'approche, s'est transformé en homme. Cet homme l'a accompagnée, mais a mystérieusement disparu en arrivant près du village. La femme vit encore, elle est folle, sa langue sort de sa bouche quand elle parle, à la manière des serpents.

C'est surtout chez les Malinké de l'Est de la Guinée que fleurissent les croyances relatives à Ninkinanka et à d'autres animaux puissants et fabuleux. A Siguiri, à Kankan ou à Kurusa chacun sait pourquoi le lamentin, qui vit dans les eaux du Niger, a des seins de femme. Une femme était en train de se baigner dans le fleuve. Elle était nue. Son gendre est arrivé et elle n'a eu le temps que de se couvrir d'un lefa 5 et de se jeter à l'eau. De honte elle n'a jamais osé revenir sur terre. La forme circulaire de sa queue rappelle celle du lefa. Les Somono, pêcheurs du Niger, ne tuent pas le lamentin qui descend d'un être humain.
Le Lamentin est autre chose que Ninkinanka. Mais laissons parler l'informateur :

Ninkinanka est un très vieux python qui sait beaucoup de choses. Il est né d'un oeuf de python, d'un oeuf unique de son espèce par couvée. Il vit dans la brousse, dans le creux des termitières isolées. Sa femelle chante comme une poule qui appelle ses poussins. Lorsqu'on voit fleurir le figuier sauvage — on dit que cet arbre, qui s'appelle toho en Malinké, ne fleurit que la nuit et pendant quelques heures, personne n'a jamais vu ses fleurs — on comprend qu'on va recevoir la visite de Ninkinanka. On commence à se mettre au bras et au cou certaines amulettes. Bientôt on rêve du serpent, on entend sa voix, ou même on aperçoit une vague forme sans visage. Une nuit de vendredi ou de lundi, la forme de Ninkinanka se précise : il est serpent, jeune fille ou bélier. S'il se transforme en humain, c'est pour vous éviter d'avoir peur la nuit où il vous avertit de sa venue prochaine. Plus souvent il est ce python fait d'or ou d'argent qui illumine la nuit : sa fête ou un de ses côtés peuvent être dorés, le second côté argenté. Parfois sa peau brille, son corps est rouge, bleu, verdâtre, multicolore. Vous êtes prêt, vous ne dormez pas, vous n'avez pas de femme auprès de vous, vous n'avez pas peur. Le génie engage la conversation.
Ninkinanka :
— « J'ai, dit-il, de l'affection pour toi, je veux devenir ton ami. Je suis Ninkinanka. Offre en mon honneur un sacrifice (un bélier, par exemple) tel jour, en tel lieu, je viendrai d'une façon effrayante, mais tu ne dois pas avoir peur. »
On lui offre aussi en brousse du fer ou bien du dègè, c'est-à-dire du riz pilé cuit à l'eau, repilé et additionné d'eau, pâte blanche accompagnée de noix de kola et d'un poulet, également blancs.
Il vous a donc donné rendez-vous dans la brousse : il se jette sur vous, mais son contact ne vous brûle pas. Si tu n'as pas eu peur, il te déclare :
— « Nous sommes amis. Que veux-tu, es-tu Dioula ? Chaque objet que tu possèdes va se multiplier. Cultives-tu la terre ? Tes champs vont produire des récoltes superbes. Mais choisis ce que tu veux me donner en échange. Est-ce la vie de ta première femme, ou celle de ton fils aîné, ou encore celle de ton père ou de ta mère ? »
Quelquefois Ninkinanka demande qu'on lui construise en brousse ou à l'intérieur de la concession, une petite « case où personne ne doit pénétrer — sinon le « propriétaire » du génie qui chaque vendredi ouvrira la porte pour lui donner à manger — en général de la pâte de riz; de temps en temps, quand on est content de lui, on, lui offre un bélier. Il s'agit avant tout de ne pas avoir peur : « Un homme était parti avec sa femme et ses enfants cultiver son champ. Ils virent bientôt un nuage et de la pluie. Or c'était la saison sèche. Mais l'homme ne s'étonna pas, car il avait rêvé de Ninkinanka et l'attendait. Puis dans une clairière, ils aperçurent le rouge d'un feu. Ils continuèrent à faucher leur fonio, mais, subitement, une flamme jaillit. Le père prit peur et s'enfuit. Tous les biens qu'ils possédaient s'évanouirent. »

Ninkinanka n'aime pas les chiens. S'il vous rencontre avec une de ces bêtes, il s'enfuira, mais il se vengera plus tard sur vous.
Ninkinanka apparaît, souvent, selon certains, aux femmes, mais dans ce cas, c'est le mari qui égorge le bélier dont on l'honore.
Ceux qui ont un Ninkinanka en leur possession n'ont pas d'enfants, disent beaucoup de Malinkés. Quelqu'un crache-t-il le sang en mourant ? C'est un Ninkinanka qui en a eu assez de lui et qui a tiré la chaîne qui les liait. D'ailleurs, après la mort, les biens acquis grâce au génie disparaissent rapidement; les héritiers ne parviennent pas à les conserver. Pour les uns, l'arc-en-ciel est Ninkinanka, sorti pour aspirer la pluie; pour d'autres, quand Ninkinanka crache, cela arrête la pluie; ce sont les gouttelettes qui constituent l'arc-en-ciel.
« Ninkinanka te donne les richesses que tu souhaitais, puisque tu as accepté le pacte qu'il t'a proposé, et que tu pouvais refuser. Chaque matin, encore, tu découvres de nouveaux boeufs dans ton parc. Mais tu as promis ta femme ou ta mère (c'est le cas d'un très riche habitant de Siguiri. Sa vieille mère est morte : on l'accuse d'avoir pactisé avec Ninkinanka), et maintenant que tu possèdes les biens que tu convoitais, tu voudrais bien te débarrasser de ton mauvais génie. Tu peux certes le tuer, en lui présentant un miroir : il meurt en voyant son image. Mais il y a des moyens plus facile de le berner. »
— « Mais oui, lui affirmes-tu, tu feras mourir un tel à telle date. Mais auparavant tu vas compter ou percer ces grains de sésame ou de fonio, user avec ta langue ou tes dents ces petits cailloux, cette houe, ou ces barres de fer. »
Tout génie qu'il est, à un grain ou à un coup de dent par jour, Ninkinanka ne parviendra qu'à se percer les doigts. Jamais il ne viendra au bout de sa tâche.
Il est encore une méthode pour se débarrasser de Ninkinanka, c'est de faire un nouveau pacte, avec Sogolo cette fois. Celui-ci est un centaure armé de flèches, qui atteignent toujours le coeur. Si l'on parvient grâce à lui, à tuer Ninikinanka, on lui donne, en échange de sa propre personne promise contre son aide, le sang du monstre à sucer. Le chasseur qui a un Sogolo en son pouvoir, tue beaucoup de gibier, mais la viande n'en est pas douce, car le centaure suce le sang de sa victime au même moment qu'elle est tuée. Très grand, il se mesure aux arbres les plus élevés, aux papayers les plus hauts. Il a des hanches si minces qu'il est obligé de s'envelopper d'une pièce de cotonnade, sinon il ne pourrait se tenir debout. Il est environ quatre fois plus grand que l'homme ; quand il écarte les jambes de chaque côté d'un chemin, en passant dessous on sent bouger ses longs cheveux. On ne le voit pas, sinon en rêve sous forme de jeune homme ou de jeune fille. Son cri, une sorte de sifflement qui ressemble, en plus grave, au chant de la poule, retentit le soir ; aussitôt les femmes se mettent à piler très fort dans les mortiers pour l'éloigner. Quand on entend crier Sogolo, on n'ose pas l'appeler par son nom, et l'on dit Tianan, l'homme grand. Mais l'amitié du Sogolo se paye : soit de la vie de sa première femme, soit de la sienne propre. On cherche donc à le tuer. « Un jour, tu dis au Sogolo : rendez-vous demain matin à tel endroit, tu me tueras. Tu pars de bon matin, le fusil bien chargé, tu te caches. Il arrive, t'insulte, te cherche de très loin, alors que tu es tout près de lui, tu vises ses hanches minces, tu tires, il se casse en deux. Il se lamente : tu m'as trompé ! à partir d'aujourd'hui, je serais deux, un caché pour défendre l'autre. Aussi maintenant refuse-t-on l'amitié du Sogolo qui est deux, même s'il vient jusqu'à dix fois vous le proposer. On peut le tuer d'autres manières. Au marigot, il enlève sa pièce d'étoffe, on petit la lui voler tant qu'il se baigne : il n'a qu'à mourir dans l'eau, puisqu'il ne peut plus marcher. Il ne peut jamais s'asseoir, et s'adosser aux papayers qu'on plante pour cela un peu loin de la concession. Quand il se baisse pour boire le sang d'une victime, on peut aussi le tirer par les cheveux, qu'il a très longs comme les Européennes et l'attacher assis contre un arbre. »
Un mythe Malinké raconte comment Ninkinanka, de génie de la montagne est devenu génie des eaux. Comme toutes les croyances se rapportent au python, maître de la pluie et des richesses, on retrouve ce mythe, à quelques variantes près, chez différents peuples de Guinée.

La version des Landouman m'a paru la plus complète, et aussi la plus belle :
« Une jeune fille très belle habitait un village de la brousse. De nombreux jeunes gens du voisinage auraient voulu épouser la jeune fille et venaient la voir : elle était si belle. Mais elle les repoussait tous, ayant décidé de n'épouser qu'un jeune homme qui brille » 6.
Ninkinanka, le génie de la montagne, entendit parler de la jeune fille. Il décida de lui rendre visite le lendemain.
Il se transforme en homme et se dirige vers le village de la belle. Dès qu'il est arrivé, toute la population l'entoure et l'admire.
La jeune fille était trop belle pour accomplir aucune besogne ménagère, aussi ses compagnes s'offraient-elles toujours à travailler à sa place. C'est donc accompagnée de ses amies servantes qu'elle s'avance, toute lente, vers l'étranger pour le saluer.
Arrivée à la case où il est logé, elle l'aperçoit. Aussitôt, lui serrant les mains, elle s'exclame bien haut :
— « Voilà celui qui sera mon mari. »
A ces mots les amies entourent l'étranger. On le conduit dans la famille de la jeune fille qui prévient ses parents :
— « Mon père, dit-elle j'ai eu beau chercher partout un mari à mon goût, je ne l'ai pas trouvé. Aujourd'hui j'ai rencontré un homme qui me plaît. » Elle prévient de même sa mère. Les parents répondent :
— « Nous voulons tout ce que tu veux. » Des serviteurs se mettent à piler une grande quantité de riz, et la fille qui n'avait jamais fait auparavant si rude besogne, prend elle-même le pilon. Autour du mortier le gros bélier de la famille vient glaner les grains de riz. La jeune fille le frappe à la tête d'un coup de son lourd pilon de bois et dit à son père :
— « Mon père, égorge le bélier, je l'ai frappé de mon pilon, il est mort. » Le père appelle ses serviteurs
— « Egorgez ce bélier gras pour l'étranger que veut honorer ma fille. »
On a cuit la chair du mouton et le riz a été préparé avec soin.
Le soir venu, on a servi l'étranger. Mais les génies n'ont pas l'habitude de manger de céréales. Aussi Ninkinanka s'est-il senti gêné, il s'est enfermé dans sa case.
Mais la jeune fille avait un petit frère fort curieux. Par une fissure de la porte il regarde ce que fait le bel invité 7. Il voit celui-ci avaler la viande, puis creuser un grand trou et y vider le bon plat de riz. Le petit garçon court prévenir sa soeur.
— « Ma soeur, ton mari n'est pas un homme, ton mari est un génie. »
— « Quoi, tu n'as pas honte de dire ça d'un beau jeune homme. » Et une gifle fait taire l'enfant. Mais la jeune fille se dirige vers celui qu'elle s'est choisi pour mari. Il avait laissé dans le plat, un peu de riz.
— « Pourquoi, demande-t-elle, n'as-tu pas fini cette bouillie. »
— « Les miens, répond-il, n'ont pas l'habitude de manger beaucoup de riz. »
Le bel étranger reste trois jours au village, et trois fois, à l'heure des repas, la même scène se déroule. Il mange la viande avec appétit, mais enterre soigneusement le riz qu'on lui apporte.
Le quatrième jour, l'étranger décide de s'en retourner chez lui. Sans même prendre conseil de ses parents, la jeune fille annonce qu'elle va le suivre. Le départ est fixé à 7h du matin. Le père de la jeune épouse lui dit : « Emmène avec toi toutes tes servantes, elles te porteront tes bagages. »
La jeune fille répond :
— « Personne n'ira avec moi, je ne veux pas que mon mari me soit ravi ».
Mais le petit frère était sorcier. De loin, il fait signe à sa soeur :
— « On ira ensemble, dis, ma soeur. » Elle lui répond par une gifle :
— « Quoi ! toi, le gourmand; tu crois que je vais t'emmener pour que tu manges toute la nourriture de mon mari et qu'il ne lui reste plus rien ! Tu ne ferais que nous gêner. Je ne t'emmènerai pas. »
Le petit frère était sorcier, aussi sa soeur ne le vit-elle pas le suivre quand elle se met en route. Après quelques instants de marche, le petit frère se transforme en une belle bague d'argent que sa soeur aperçoit : « O mon mari, s'écrie-t-elle, vois cet anneau d'argent. N'est-ce pas là un signe qui parle en faveur de notre union. » Le jeune homme répond
— Cette bague te signifie quelque chose ».
Ramassant le bijou, la jeune femme le met à son doigt et reprend sa route. Le mari marchait à quelques pas derrière elle, et voilà que le petit frère se met à murmurer
— « Ma soeur, ce n'est pas une bague, c'est moi, ton petit frère. » Aussitôt, la fille jette la bague :
— « Je t'avais pourtant dit de ne pas nous suivre. » Le petit frère fait semblant de s'en retourner. Mais dès que les voyageurs ont disparu, il se transforme en peigne que la soeur aperçoit encore devant elle.
— « Quel beau peigne je ramasse là, décidément mon mariage se présente sous un jour bien favorable. »
— « Ma soeur, ce n'est pas un peigne, c'est moi, ton petit frère. »
Elle aurait bien voulu frapper à nouveau ce petit frère, mais son mari prévient son geste : « Peut-être est-ce pour toi la dernière occasion… peut-être est-ce ton défenseur, ce petit frère. Donne-lui ta charge à porter et laisse-le venir avec nous. »
Après de longs jours de marche, le beau mari resplendissant, la jeune femme si belle et le petit frère sont arrivés à la grande montagne des eaux: C'était là la demeure du génie. Il interroge :
— « Connais-tu ici ? »
— Non, répond-elle, car c'est très loin de mon pays. Voilà bien des jours que nous sommes en route.
Il reprend :
— « C'est ici qu'habite ma famille. Les clefs qui ouvrent mon palais sont des formules magiques. »
A ce moment-là la fille prend peur.
— « Récite-les, dit-elle, et ouvre-nous ton palais. »
Et Ninkinanka commence :

« wetere, wetere konko-wetere wetere, waliya konko aliya.
« wetere, wetere konko-wetere wetere, waliya konko aliya. »

La première porte s'ouvre. Mais il y avait sept portes, et sept fois Ninkinanka, le génie des eaux, dut chanter :

« wetere wetere konko-wetere wetere waliya konko aliya. »

L'une après l'autre, chacune des portes en fer s'ouvre. Le petit frère n'a pas perdu son temps. Et sifflant doucement, il a appris par coeur la formule qui permet d'ouvrir les portes.
Les sept portes franchies 8 les voyageurs arrivent à la chambre où sont entassées les richesses du génie. La pièce était immense, et remplie de riz, de mil, de toutes sortes de céréales amassées. Une fortune était là, en or, en tissus, en marchandises plus nombreuses et variées qu'à la mieux achalandée des boutiques. La jeune femme très belle s'exclame :
— « Quel paradis ! Voilà ce qui m'a empêché d'épouser tout autre que mon mari. » Celui-ci montre trois lits dont elle pouvait disposer, de beaux lits de fer. Il montre au petit frère deux lits plus petits pour lui. Il appelle ensuite Donto, le gros coq gardien du palais, et lui dit tout bas :
— « J'ai reçu des étrangers; garde-les sans qu'ils s'en doutent. Surveille-les quand je vais à la rivière prendre crapauds et poissons. »
Le lendemain matin, la jeune femme se mit à préparer le repas. Son mari a prévenu ses amis, des génies comme lui :
— « J'ai reçu de la chair humaine. Elle vit encore, je veux l'engraisser à mon gré, et un jour nous la tuerons. Mais je veux que ce soir vous mettiez vos plus beaux atours pour venir saluer cette chair encore vivante. » Ce qui fut fait : toute la compagnie de génies, parés de leur mieux, vinrent saluer la jeune épousée. Le petit frère de celle-ci était déjà à l'oeuvre pour la sauver. Transformé en mouche, il épie les conversations de Ninkinanka.
— « Ma soeur, ton mari n'est pas un homme, ton mari est un génie. » Une gifle le récompense, accompagnée de ces mots :
— « Ne t'avais-je pas défendu de me dire ces choses… tu ne m'as suivie que pour me briser le coeur. »
Le petit frère se tait.
A midi, tous les génies sont réunis au fleuve. Ils sont transformés en longs serpents, leurs corps sont entrelacés au milieu des eaux, leurs tètes touchent le ciel, ils ramassent les crapauds et les poissons.
C'est l'heure pour la jeune femme de donner à son petit frère le riz à porter au mari. Celui-ci lui avait dit partir débrousser son champ. Le petit garçon ne voit que des génies. Au bord du fleuve, à l'ombre d'un arbre, il se met à chantonner :

« Donto nemo donto. Donto nemo donto », c'est-à-dire patron du coq, patron du coq.

Il l'appelle de plus en plus bas.
Le serpent entend le petit l'appeler de la berge. Vite reprenant une forme humaine et ses amis s'enfonçant dans le fleuve, il vient prendre le riz en chantant :

— « Kori mae nimo, kori mae nimo », c'est-à-dire : « Tu ne m'as pas vu, petit beau-frère » et il ajoute.

— « Fatigués de débrousser, nous étions en train de nous baigner. Ta grande soeur va bien ? »
— « Elle va bien et m'a donné un plat de riz pour toi. »
Le génie versa les graines aux crapauds et autres bêtes du fleuve. La viande, il la distribue entre ses amis et avale sa part. Le petit retourne en sa demeure. Il est triste, il voit déjà le malheur de sa soeur. Il se met au travail. Au milieu de la chambre, il creuse un trou, accédant à une galerie qui peu à peu s'allonge, sous la brousse jusqu'à son village natal. Il y transporte tout l'or et toutes les richesses du palais, il les confie au gros oiseau piroguier qu'on appelle martin-pêcheur. Il lui dit :
— Ami, je te confie cet or. Je te paierai d'un plein panier, mais ne fais pas passer le génie ! »
Quand le petit frère si malin eut fini de tout amener près des cases de ses parents, il met ses richesses dans le trou d'une grosse termitière. Puis il court dire à sa soeur :
— « Ton mari n'est pas un homme et je vais te le prouver. Aujourd'hui nous irons lui porter le riz tous les deux. » Elle ne sait que s'étonner .
— « Que t'arrive-t-il, mon petit ? »
Tous les deux prennent le plat et s'arrêtent là où le jeune garçon en avait l'habitude.
— « Cache-toi sous ce buisson et regarde en haut là-bas : la tête de ce gros serpent est celle de ton mari. » Et il appelle :
— « Donto nemo, donto, maître du coq, maître du coq ». Comme chaque jour, le serpent se transforme en être humain et vient prendre le riz en demandant:
— « Ta soeur va bien ? dis lui que nous nous baignons en revenant des champs. » Pendant qu'il mange, le jeune frère se transforme en mouche, écoutant ce que le génie dit à ses compagnons :
— « Le petit nous soupçonne déjà, il ne nous reste qu'une semaine, dans huit jours nous les tuerons. » La jeune femme très belle mourait de peur seule sous son buisson. L'enfant revient attendre le plat vide. Ninkinanka le lui tend :
— « Va dire à ta soeur qu'elle fasse ce soir le même riz que maintenant ».
Quelques instants après, le petit rejoint sa soeur qui tremblait comme une feuille.
— « Te rends-tu compte enfin combien je t'aime, et que je n'ai jamais voulu que te sauver. » Mais la femme tremblait trop pour répondre. L'enfant la prend par le bras et la ramène au palais de son mari. Là il la gronde encore :
— « Tu m'as chassé, tu m'as giflé, tu m'as fait grande peine. Mais je veux te sauver pour te prouver que je t'aime. » Il prend le restant de riz et le verse au gros coq gardien Donto, dont il connaissait la gourmandise. Donto n'appellera pas au secours, car le riz est ensorcelé. Il met deux mortiers dans le lit de sa soeur, un petit tabouret dans le sien, et recouvre le tout. Le coq dort. Le jeune garçon récite les sept formules chantées qui font s'ouvrir les portes. Les portes sont ouvertes, le jeune garçon fait passer sa soeur devant lui :
— « Et allons-y tranquillement. »
Avant que le génie se soit aperçu de quoi que ce soit., ils sont auprès du fleuve. Le petit arrive chez son ami, le martin-pêcheur.
— « Fais vite passer ma soeur et moi, nous sommes poursuivis par des ennemis. »
Ils n'avaient pas encore atteint l'autre côté du fleuve qu'on entend le génie hurler comme un grand vent. Ne s'était-il pas mis à la poursuite des fuyards avec tous ses compagnons génies ? Ils atteignirent la berge :
— « Passe-nous, supplient-ils le martin-pêcheur, et toutes nos richesses sont à toi. » Mais le gros oiseau fidèle refusa.
Hélas, voilà que la tête du génie se transforme en une grande hache qui se penche au delà du fleuve pour déchirer le petit frère. Mais le petit frère était sorcier, il a lui aussi le pouvoir de fabriquer du fer. Et c'est sa hache qui décapite tous les génies.. Leurs corps sont toujours restés au fond du fleuve.
Le garçon récompense la martin-pêcheur de son aide il lui a donné la moitié des richesses qu'il avait sauvées.
Quand à la fille, la fille si belle, qu'elle avait refusé tous les jeunes gens du voisinage, elle ne savait que trembler. S'adressant à elle sérieusement, son frère lui dit :
— « Tu vois, je suis ton maître, tu étais si vaine de ta beauté que tu te croyais seule capable de choisir un époux. » La fille implore son pardon :
— « Je ne veux plus épouser qu'un pauvre, et je ne le veux même pas beau. Je suis à demi-morte de frayeur. »
Tous deux regagnèrent le village, le martin-pêcheur surveillant toujours les richesses. Peu après que les génies eurent totalement disparu du pays, tout le village vint chercher le trésor sauvé par le jeune garçon. Depuis ce temps, c'est dans sa famille que le chef de cette région se recrute. Et depuis ce temps-là aussi, les génies des montagnes sont devenus maîtres du fleuve 9.

Dans toutes les croyances, de toutes ces coutumes, et ces légendes, on peut tirer quelques faits généraux concernant soit la personnalité de Ninkinanka, soit les rapports de ces contes guinéens avec ceux du monde entier.
Ninkinanka, serpent fabuleux immense et brillant, fait tomber la pluie et donne d'innombrables richesses à ceux qui acceptent, en échange, de le nourrir et de lui donner la vie d'un des leurs. Ce python peut se transformer en bélier, en jeune homme, ou en jeune fille. Chez les Coniagui, son nom rappelle le nom qu'il a chez les bambara : Faro 10 et son rôle est surtout de faire tomber l'eau du ciel sur la terre. Chez les Fula, où on le fait apparaître par des techniques spirituelles proches de celles des musulmans, Ningiri dispense la richesse plus que la pluie. Mais ce sont là biens très proches et ces différences ne sont dues qu'au caractère des peuples chez lesquels on les observe :

Coniagui et Bassari, pauvres cultivateurs, se préoccupent plus de pluie que d'or. Les Fula, pasteurs dont la richesse se mesure en boeufs, se soucient moins de la fertilité des champs. Les conceptions des Fulakunda semblent participer des deux. précédentes. Celles des Susu sont proches de celles des Malinké. C'est chez ceux-ci qu'on est le mieux renseigné sur Ninkinanka. Peut-être est-ce à partir des Malinké que la croyance du serpent s'est répandue à travers la Guinée. De nombreux informateurs l'ont affirmé à Mme Appia.
Celle-ci a noté aussi l'existence de Sogolo à Boké, à Bofa, à Forécariah. Mes informateurs me l'ont signalé chez les Malinké, les Coniagui (Pararao), sous une forme bien différente de boule de feu chez les Fula du Futa (Sogolo).
Une forme de Fato chez les Coniagui, rappelle singulièrement le Bildal des Fulakunda ? Ngote, lui aussi, semble avoir un grand rayonnement.
Tous ces animaux fabuleux mériteraient au même titre que Ninkinanka une étude approfondie.

Où est né le python puissant qu'il est bon d'avoir pour ami, mais qu'il faut bien vite essayer de berner ?
Ninkinanka le python peut se transformer en être humain, vit dans les cavernes pleines de richesses, se confond avec l'arc-en-ciel ou le bélier, est lié au figuier, distribue l'or et retient l'eau, est une figure connue de la terre entière. Figuier, eau et or sont partout symboles de fécondité. Ch. Autran 11, dans son Epopée Indoue, parcourt « l'ample royaume des Nagas », qui s'étend sur tous les continents, à travers la plupart des populations agricoles. Les représentations même du serpent varient peu, de quetzelcoalt au dragon chinois, en passant par le serpent céleste du Dahomey. Jung 12 l'explique ainsi :
« De telles chimères grouillent dans nos imaginations, dans les âmes qui sont la source de toute mythologie…. Ces représentations… étant inhérentes à tout le genre humain : il n'est de tribu, de peuple ou de race où l'on ne puisse en relever la présence. Nous rencontrons ici une couche psychique commune à tous les humains faite chez tous de représentations similaires qui se sont concrétisées au cours des âges dans le mythe, couche que j'ai appelée pour cela l'inconscient collectif. »

De nombreux traits de la personnalité de Ninkinanka et de ses aventures, nous éloignent eux aussi de la seule mythologie africaine.
Le père faible et sans idée personnelle, la couleur blanche, dorée, argentée, brillante et lumineuse du serpent, l'oiseau favorable à la bonne, terminaison du récit : gardien ou messager, les palais apparus grâce à des paroles magiques et les chambres secrètes contenant des trésors; le mariage final de la jeune beauté, les sept clés ouvrant les sept portes; la lutte du héros contre l'affreux serpent analogue à nos dragons;. tout ceci ne se retrouve-t-il pas dans les contes de fées qui ont bercé notre enfance ?
Tous ces symboles ont une signification valable pour l'univers tout entier, correspondant peut-être à des degrés définis dans l'évolution de chaque groupe humain. Les aventures du chasseur qui délivre une région de l'affreuse servitude dans laquelle elle vit par rapport au serpent maître du puits, ne nous fait-elle pas souvenir du Minotaure terrorisant la Crète, et le petit frère qui débarrasse le monde du génie des montagnes, n'est-il pas l'ancêtre de Saint-Georges, vainqueur du dragon ?

Je ne citerai qu'une phrase de Léïa 13 :

« Il arrive un moment ou pour faire place à de nouveaux mythes, il devient nécessaire d'anéantir les anciens, car des conflits s'élèvent entre eux. C'est alors que dans une volonté de libération, entièrement conforme à sa loi de développement, l'homme imagine, non plus des Dieux nouveaux ou de nouveaux êtres fabuleux, mais des combats à mort entre les monstres nés de ses imaginations premières et les héros nouveaux venus. »

Pour Léïa, Ninkinanka symbolise les obstacles imaginaires qui empêchent l'union normale du conscient et de l'inconscient, celui-ci étant représenté par la jeune fille si belle.
L'étude des contes indigènes gagnerait infiniment à s'éclairer aux travaux des psychiatres actuels sur le symbolisme. En dehors de son intérêt quant aux croyances et aux institutions des groupes non européens, elle permettrait, par cet élargissement, d'approfondir nos connaissances sur la pensée des moins civilisés.

Notes
1. B. Appia, “Note sur le Génie des eaux en Guinée” (Journal de la Société des Africanistes, t. XIV, 1914, p. 33-41).
2. En 1948-1949, un nouveau séjour chez les Coniagui et les Bassari m'a permis d'augmenter une documentation qui fera l'objet d'un prochain article.
3. Cf. M. De Lestrange. La littérature orale des Fulakunda de Guinée française.
4. Plateau latéritique du pourtour du Futa.
5. Couvercle de vannerie.
6. Chez les Susu et les Malinké, la jeune fille recherche un jeune homme sans cicatrice.
7. Chez les Susu et les Malinké la jeune fille frappe son petit frère (ou pour quelques Malinké, sa petite soeur) pour le transformer en mouche, qu'elle envoie vérifier la peau du bel étranger. Les Malinké ajoutent que si l'épiderme était sans cicatrice, il dégageait une odeur inhumaine.
8. Certains Malinké ne connaissent qu'une porte au palais, s'ouvrant normalement. Pour d'autres Ninkinanka habite une termitière, et se change, dès qu'il y pénètre, en un très grand serpent.
9. Une version Malinké, plus simple, raconte ainsi le sauvetage de l'orgueilleuse belle :
La jeune épouse était mal soignée par son mari, qui ne lui donnait pas même à manger. Elle prévint des voyageurs qu'elle vit passer. Mais ceux-ci oublièrent l'affaire, et c'est un boue qui mit le père de la jeune femme, au courant. Celui-ci alla la reprendre et la ramena chez lui où elle accepta un mari choisi par lui.
10. Cf. Le Génie des Eaux chez les Dogons, p. 3 (G. Dieterlen et S. de Ganay, Miscellanea Africana Lebaudy, Cahier V, Paris, Librairie Geuthner, 1942).
11. Charles Autran, L'Epopée Indoue, Denoël, 1946.
12. Jung, L'Homme à la découverte de son âme (Coll. Action et Pensée, n°10, Edition du Mont-Blanc, Genève et Annemasse, 1944).
13 Léïa, Le Symbolisme des Contes de Fées (Coll. Action et Pensée, n°5, Edition du Mont-Blanc, Genève et Annemasse).


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