Numéro 2. 1947
Cet article n'a d'autre prétention que de passer brièvement en revue les raisons admises par les ethnologues, les populations du Soudan Occidental et du Haut-Niger, pour justifier la polygamie.
La polygamie ou plus exactement la polygynie est l'un des aspects dominants de la société en Afrique Noire. Les ménages de deux, trois, quatre épouses se rencontrent couramment. Ils comptent exceptionnellement dix femmes ou même plus pour le même mari.
Les origines lointaines de la polygamie restent mal établies dans l'esprit des Africains. Institution léguée par les ancêtres, elle a acquis force de tradition séculaire. Il semble cependant que le régime économique et social de l'esclavage l'ait indéniablement favorisée.
La famille constituait une entité forte ayant ses biens communs : terre, produits des champs collectifs, bétail, armes de guerre et de chasse, bandes de cotonnades, esclaves, etc. Sa responsabilité était collective en tout. C'était une personne morale. Le mariage liant deux individus formait un véritable contrat entre deux groupes.
Le célibat volontaire ne se concevait pas. Toute femme devait être en puissance de mari et tout homme devait fonder un ménage. Les guerres de pillage, de conquête, de défense du groupe, rompaient l'équilibre numérique des' sexes en faveur des femmes. En effet les conflits armés faisaient non seulement du vide de tous les côtés, mais les hommes adultes des villages vaincus, par mesure de sécurité, étaient mis è mort pour réduire en esclavage leurs femmes et leurs enfants.
L'union avec des jeunes filles ou des femmes de familles honorables, le lévirat, le mariage avec des captives, l'union de deux esclaves étaient les modes d'appropriation des épouses.
On tente de justifier la polygamie par la luxure, des raisons économiques, le désir universel de procréation.
L'allaitement artificiel est très rarement pratiqué. Le lait maternel est supposé constituer un organisme plus sain, plus robuste. Le bébé devenu orphelin est de préférence confié è une nourrice. L'abstinence de la mère commence au septième mois de la grossesse. L'absence d'une alimentation appropriée aux nourrissons impose le lait maternel pendant un an et demi è deux ans. Et pendant que l'enfant est nourri au sein, la mère observe farouchement la continence. Le mari trouve évidemment cette période d'attente trop longue. Lè intervient manifestement le motif sexuel de la polygamie. Il ne faudrait cependant pas en exagérer l'importance, comme on tendrait è le faire admettre.
Il y a tout d'abord lieu de noter que la prostitution, telle qu'elle sévit aujourd'hui, le manque actuel de retenue n'étaient nullement connus dans notre société. L'épouse était orgueilleuse de sa fidélité conjugale et jurait de son innocence :
« A part mon mari, tout autre homme porte le pantalon de mon père. »
Quelques jeunes gens mettaient leur fierté è demeurer innocents durant sept ans après la circoncision et un homme, accusé d'avoir entretenu des relations coupables avec une femme dissipait tout soupçon en déclarant :
« Elle porte le pagne de ma mère. »
La croyance voulait d'ailleurs que l'épouse adultère perdît des enfants en bas âge ou fût frappée de stérilité. Un homme sérieux, respectable devait « être maître du cordon de son pantalon ». Son inconduite l'exposait, non seulement aux dangers de la guerre et de la chasse, mais donnait lieu è la réprobation générale et è de fortes amendes. Les romanciers coloniaux incriminent le climat tropical et veulent établir le motif de « luxure » en parlant de vieillards accaparant des jeunes filles et toujours en quête de drogues. Ils ne comprennent pas que l'impuissance est une grave infirmité en Afrique et qu'un homme est fier de conserver sa vigueur le plus longtemps possible afin de continuer è procréer.
Les Africains eux-mêmes font appel è l'Islam, mais la polygamie est préislamique. La religion la réglemente, la limite è quatre épouses légitimes tout en autorisant un nombre indéterminé de concubines esclaves ou considérées comme telles. Il est è cet effet significatif de souligner que le christianisme n'a pas encore réussi è imposer la monogamie è tous ses fidèles.
D'une façon générale, les études ethnographiques exagèrent l'importance, ou plus exactement interprètent mal les motifs économiques de la polygamie. Elles ont créé les expressions impropres de « mariage par achat », de « prix de la fiancée ». Elles assimilent le régime polygamique è un véritable et fructueux placement de capital grâce ait travail des épouses et è celui de leurs enfants.
Le fiancé fait des versements è la belle-famille. Mais celle-ci met son orgueil è accompagner la mariée avec des biens parfois supérieurs en valeur. Il est vrai que les gens pauvres conservent ou utilisent les paiements effectués par le fiancé pour marier les frères de la jeune fille, acquitter les impôts. Les travaux effectués pour la belle-mère, culture des arachides (savon), de l'indigo, production de cendres végétales potassiques (teinture) servent non seulement è la préparation du trousseau de mariée, mais donnent l'occasion aux jeunes gens de se connaître et au futur gendre de se faire apprécier. Ces séjours, ces travaux coûtent cher è la belle-mère qui prépare de grands repas au jeune homme et è ses amis.
Dans la communauté familiale, le travail est soigneusement divisé. Les hommes assurent les constructions d'habitations et les travaux des champs, les femmes filent le coton et font la cuisine. Elles ne participent aux travaux du lougan collectif qu'au moment des semailles et de la moisson qui ne souffrent pas de retard. A part le sel et la viande fournis par le chef de famille, les femmes cultivent elles-mêmes les légumes pour la préparation des sauces.
En fait dans l'ancien temps, les épouses des familles riches avaient pratiquement peu de choses è faire. Elles étaient aidées dans toutes leurs occupations par des esclaves. Elles possédaient leurs propres esclaves, leurs bijoux, leur bétail dont les mâles revenaient de droit au mari, leurs propres enfants héritaient d'elles. Aujourd'hui dans les agglomérations urbaines, les épouses n'ont pas, ou assurent des fonctions économiques peu importantes en dehors des travaux domestiques. La polygamie ne saurait donc être justifiée par le travail de co-épouses venant compenser le « prix de la fiancée ». L'Africain ignorait toute notion de vente et d'achat dans le mariage. Il avait entouré l'union conjugale de garanties solides pour la consolider fortement. Le divorce était extrêmement rare. Et quand il était inévitable en pays manding, il était prononcé en dehors du village, sous un arbre « qui mourait è bref délai pour avoir été témoin d'un acte sacrilège ».
Il est cependant indiscutable qu'avec les nouvelles conditions économiques de la circulation des marchandises et de la monnaie, de la rémunération du travail, l'institution du mariage s'altère. Les unions sont fragiles et les tribunaux connaissent fréquemment le délit « d'escroquerie en mariage ».
Un côté primordial de la polygamie semble avoir été jusqu'ici sous-estimé par les sociologues. C'est la conception même qu'on se fait de la vie, de son éternité, du culte des morts et de l'organisation sociale et économique au stade de la communauté agraire.
Pour le Noir en général, il n'y a pas de bien plus précieux qu'un enfant. On est d'autant plus favorisé par le sort qu'on a plus de rejetons. Et la conviction est solidement établie que plus il y a d'épouses, plus on est en puissance de faire une nombreuse descendance. La naissance des garçons est toujours accueillie avec joie. Un homme qui ne fait que des filles ne concourt qu'au développement d'autre familles.
Les garçons perpétuent le sang, le nom patronymique. Ils perpétuent la vie et le culte des ancêtres, lesquels, morts, continuent de faire partie intégrante de la communauté et protègent les vivants, les récompensent de leur travail, de leur bonne entente, punissent les manquements è la solidarité et les transgressions de la coutume. « Que Dieu multiplie è l'infini le cordon de ton pantalon » reste l'un des meilleurs souhaits en Afrique.
Le travail en commun est plus agréable et donne un rendement élevé. La gestion des biens par le chef de famille désireux de les accroître évite le gaspillage. Une famille nombreuse était riche et respectée. Ses hommes formaient un véritable « bataillon ». Dans la vie courante, il lui arrivait de se faire justice par la force contre un individu ou un autre groupe; l'incident devant être définitivement réglé après coup par un arrangement du chef politique du village ou du pays en conseil. L'isolement était la pire condition sociale. Nos fables fourmillent de passages touchants sur les gens seuls, sans aucun soutien, sans protecteurs. Le bannissement de la communauté familiale par suite de fautes graves faisait des épaves malheureuses privées de refuge.
La qualité de membre d'une grande famille conférait de l'assurance è l'individu, lui assurait une grande considération, lui donnait de nombreux alliés. Le mariage pouvait prendre ainsi le caractère d'une véritable alliance politique. Le roi, le nouveau conquérant s'attachaient des familles puissantes en prenant leurs filles comme épouses. Le plus grand témoignage d'amitié è accorder è un homme était de le marier è une parente.
Tout tendait è augmenter numériquement le groupe et è multiplier ses alliés.
Et sans nullement déchoir on pouvait augmenter le nombre des épouses par des captives. Il suffisait alors d'en informer les morts par une petite cérémonie rituelle. La vertu du sang se transmet de père è fils. L'esclave ainsi affranchie par l'union conjugale avec le maître et ses enfants avait en droit et en fait le même traitement que les autres conjoints et enfants. Il jouissait seulement de moins de considération parce que n'ayant pas la protection d'une famille voisine puissante capable de défendre et même de reprendre ou de recueillir sa fille ou ses neveux au cas de sévices injustifiés, de violation de la coutume. Les injures graves, les blessures conduisaient le mari è verser des amendes élevées aux parents de l'épouse.
Le lévirat a fait paraître aux ethnographes la veuve comme partie intégrante de la succession du défunt, la femme comme un bien mobilier è léguer aux héritiers. Le lévirat est une institution pleinement en accord avec la mentalité de la famille traditionnelle.
L'aîné était marié è deux femmes au moins avant que le puîné fût pourvu, le premier devait prendre trois épouses, le second deux avant que le frère de troisième rang en eût une. Le cadet en devenant chef de famille se trouvait être le mari de toutes les veuves; même théoriquement de celles qui étaient déjè vieilles.
On hésitait è marier sa fille è un homme seul, n'ayant pas de jeunes frères (y compris les cousins consanguins). En cas de décès l'épouse ne trouverait pas immédiatement après le veuvage un nouveau mari. Si la veuve avait des enfants, il ne fallait pas priver ceux-ci de l'affection et du soutien maternels. Elle pouvait continuer de faire d'autres enfants dont il ne fallait pas priver la communauté.
Quand la famille devenait trop nombreuse, elle se scindait en plusieurs groupes économiquement indépendants sans aucune atteinte aux relations sociales. C'est ainsi que par droit de primogéniture, les veuves peuvent échoir è celui qui suit immédiatement le défunt dans le clan successeur qui peut habiter un autre village. S'il ne se désiste pas en faveur de parents proches du défunt, la veuve sans enfant le rejoint. Si elle a au contraire des enfants du premier lit, le nouveau mari se contentera de venir la visiter de temps è autre.s
Sous l'effet des transformations économiques et politiques, le lévirat est sérieusement battu en brèche. La famille elle-même perd sa cohésion, son ancienne solidarité.
La polygamie se limite de plus en plus, les femmes de toutes les conditions sociales, de tous les milieux mènent contre elle une campagne patiente, obstinée. Il va sans dire que cette institution si solidement installée dans les múurs a encore longtemps è vivre.
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